Par Ali OUERTANI Ce matin, sans attendre que le réveil sonne, quelque chose me poussait hors du lit. Le soleil a à peine pointé son nez sur la terre rafraîchie par un mois de février mi-figue, mi-raisin... L'air frais me donna l'espérance d'une journée ensoleillée et fleurie, si ce n'était l'intrigue que me flanquait la vue d'une lettre à la couleur fumée comme si elle était sauvée du feu. Une lettre accrochée à ma porte, sans doute dans la nuit... Je l'ouvris... Elle était signée Chokri Belaïd, un ami que je n'ai jamais connu mais un être qui a habité mon être et qui ne m'a plus quitté... «Ô Peuple aimé, pour lequel mon sang a coulé, je t'aimais tant, tu sais! Je t'ai quitté à regret... Je savais que tu avais encore besoin de moi. Pardon de t'avoir fait faux bond, mais si rien ne m'obligeait à quitter, je n'ai pu résister au feu... ni l'éviter... Ça venait de derrière ! Tu sais ? mon cher peuple, le traître ne vient jamais en face. Je voyais mon sang couler, et, en une fraction de seconde, je me disais : «Qu'arrivera-t-il à mes filles si petites et si fragiles, qui ne m'avaient pas assez vu? A ma famille qui me languissait? A toi, peuple que je portais dans mes entrailles et dont je n'avais pas assez vu le bonheur tranquille?». Tu avais toujours suscité le plus grand intérêt de ma vie et je ne vivais que pour te voir libéré du joug de la corruption et de la dictature. Ma vie n'avait de sens que dans la lutte. Et j'ai lutté sans relâche pour que tu vives, la tête haute et le dos bien droit. Je n'ai jamais courbé l'échine devant le pouvoir, fût-il coriace et cruel... Puis la révolution est arrivée comme l'éruption d'un volcan, parce que tu n'en pouvais plus... Tes bras se sont levés et comme un seul homme, tu as crié «dégage» ! Et ils ont dégagé, qui par bateau, qui par avion, ne laissant derrière eux que la joie d'un peuple vainqueur face au despotisme et les manifestations de respect du monde ! Quelle était grande ma joie ce 14 janvier et quel peuple tu étais ! J'en ai pleuré de bonheur ! Ma joie n'avait d'égal que mon sentiment de fierté de t'appartenir... Et puis, ce qui devait arriver arriva. Du sang a coulé et l'on ne savait d'où venaient les balles. Des snipers, disait-on ! Pour le compte de qui? Rien ne filtrait. Je me disais : «La liberté a un prix et les martyrs de la nation seront les étoiles qui veilleront sur la nation !»... La peur occupa alors le cœur de mes compatriotes et le pouvoir bascula. Une autre dictature s'installa, et le paysage coloré et divers d'une Tunisie tolérante et civilisée prit les couleurs des prêches étranges venus d'ailleurs et d'un wahhabisme dont on n'avait que faire, tant la religion, pour moi, a toujours été synonyme d'entente et d'amour. Je le criais si fort qu'on m'a collé tous les qualificatifs indignes et si injustes. Je l'ai payé de mon sang ! ... Ce jour-là, ce terrible 6 février, allongé sur le sol froid, mon sang était encore chaud, j'avais un sourire aux lèvres... Je pensais à Ghislaine Marchal qui, étendue par terre, avec des balles dans le corps, et qui avait eu la lucidité, dit-on, d'écrire avec son sang : «Omar m'a tuer» en pensant à son jardinier Omar Raddad ! Je l'admirais au fond de moi, car je n'en avais pas la force. Oh je savais «qui m'a tuer» mais ils m'avaient tellement criblé de balles que je ne pouvais que partir sans crier gare... Sans doute ne voulaient-ils pas que je souffre... Aujourd'hui, de là-haut je vous vois. Je n'ai cessé de vous voir. Pardonnez ma peine et mes larmes, mais je ne vous reconnais plus. Cette gabegie politique, sociale, sécuritaire, économique, que sais-je... me fait mal. Est-ce pour cela que j'ai offert ma vie? Sans doute sais-tu, ô peuple aimé, que j'ai toujours défendu le pauvre et le démuni, la veuve et l'orphelin, le vieux et l'impotent... Où en sont-ils aujourd'hui sinon plus démunis encore et plus impuissants. Le pays est déchiré, et ses hommes se battent pour une place au soleil, tandis que la neige, le froid et la misère sèchent tes veines et brûlent tes entrailles qui ne mangent plus à leur faim. Tes gouvernants se crêpent le chignon parce qu'il est bon d'être vu et admiré! Qu'ils sachent tous que si le bateau coule, ils couleront avec... Ô peuple aimé, ne m'en veux pas, je ne t'ai pas trahi... Je suis parti parce qu'on m'y a obligé... J'avais encore beaucoup à faire mais je n'ai pas perdu confiance... Tes jeunes sauront relever le défi. Je leur dis: un peuple qui a défié l'histoire depuis si longtemps ne peut baisser les bras... Je te salue bien bas, et veillerai sur toi, peuple de mon cœur. Mais, avant de retourner là où je dois être, juste une dernière demande : ne m'oublie pas, car ainsi tu me tuerais une deuxième fois...