Par Raouf Seddik L'étonnement désigne ce point d'équilibre entre ce qui illumine la pensée et ce qui se dérobe malgré tout à la compréhension. Mais l'étonnement est aussi, et de façon non moins essentielle, ce qui appelle le partage. C'est pourquoi la philosophie qui, comme le rappelle Aristote, est fille d'étonnement, ne saurait se jouer en solo. Le moment socratique — en un sens inaugural — le souligne de façon claire. Ce qu'on appelle la «maïeutique» suppose que l'acte d'accouchement de l'esprit soit l'œuvre d'une rencontre... La mère de Socrate était sage-femme de métier, et Socrate, on le sait bien, se vantait de pratiquer le même métier, à ceci près qu'il s'agissait pour lui de délivrer, non les corps, mais les esprits... La rencontre philosophique peut commencer par être un combat, où la ruse se fraie son chemin pour déjouer la résistance de l'interlocuteur, mais où l'issue finale peut être celle d'une découverte commune. Même quand le dialogue débouche sur une aporie, sur une absence de solution par rapport à une question posée initialement, il y a partage. L'indigence du résultat n'a pas le dernier mot. Elle n'est qu'une facette de l'expérience. L'autre facette, c'est bel et bien la découverte : découverte de ce qui échappe à la convoitise du savoir mais qui, précisément, se révèle à travers la profondeur de son mystère... Chaque initiative philosophique est ainsi une manière de restituer à ce qui se donne à la pensée la part de secret qui lui revient et d'éprouver dans le partage, ou de célébrer dans la communion, l'advenue fugace d'un éclat de lumière. En ce sens, l'activité philosophique est religieuse : elle appelle la mise en commun d'un don reçu. Même si cette activité suppose la solitude de la méditation, elle reste vouée à l'horizon d'un banquet de l'esprit où la lumière jaillit dans une mêlée avec les convives. En tout cas, la leçon de Socrate — peut-être mal apprise par les philosophes qui l'ont suivi — consistait à rappeler la règle du jeu : que la philosophie se joue au moins à deux et que son but essentiel est de proclamer, par un geste de communion, le don reçu dans l'instant de l'étonnement retrouvé. Pourquoi disons-nous que les philosophes n'ont peut-être pas suivi cette leçon ? Parce que, comme nous le dit Martin Heidegger, la philosophie, dans sa version métaphysique, ne cessera pas de dériver en tournant le dos à l'expérience première de l'étonnement. A la merveille de l'être, elle préférera, mais sans crier gare, la totalité de l'étant, dont elle entreprendra de rendre compte en ayant en vue ses premiers principes et ses premières causes. Ainsi, même lorsque la philosophie pose avec Leibniz cette question qui semble la plus radicale — pourquoi y a-t-il quelque chose et non pas plutôt rien ? — ce qui est visé n'est pas l'être, l'événement que constitue le «il y a», ou le «il y a de l'être» : ce qui est visé, c'est le déjà-là de l'étant qui se rend disponible à la perception... Oubli de l'être, donc ! D'autre part, la dimension du partage est occultée. L'activité philosophique se fait plus solitaire. La présence de l'autre dans l'expérience de la découverte est désormais accessoire, et survient généralement dans un second temps : celui de la publication, que cette publication soit orale ou écrite. On perd la contemporanéité, la concomitance de la découverte et de sa communication, qui accorde au partage un rôle essentiel dans le cheminement philosophique. Car ce qui est découvert dans le moment socratique, c'est ce qui précède l'étant mais c'est aussi ce que j'ai en partage avec l'autre, par quoi nous nous révélons mutuellement comme des célébrants du don reçu. On peut aller plus loin en affirmant que la grande affaire de la philosophie n'est pas tant de s'enquérir de la vérité de l'être, dans le prolongement des penseurs présocratiques, que de redécouvrir dans l'autre, qui joue avec moi le jeu de la rencontre, celui avec qui j'ai en partage un quelque chose face à quoi la pensée entre dans un état d'émerveillement qui va jusqu'à la défaillance. Et cet autre, nous apprend Socrate, cela peut être l'ami de la philosophie, qui se prête de bonne grâce au jeu de la rencontre, comme cela peut être l'esclave qui s'estime étranger à la philosophie, ou le sophiste revêche qui affiche prétentieusement son trop-plein de savoir. D'où la dimension thérapeutique de la philosophie, à travers ces accouchements parfois difficiles. Elle implique la violence d'une conversion, violence que Platon exprimera à travers le fameux mythe de la caverne. La philosophie serait donc le lieu d'une double mémoire et, dans le même temps, d'une trahison de cette double mémoire. Elle est mémoire de ce qui nous ravit dans l'expérience fondamentale de l'étonnement et elle est mémoire de l'autre, en tant que me lie à lui un devoir de partage de ce qui se donne dans le moment de l'étonnement. Mais, aussitôt qu'elle évoquera cette double mémoire, la philosophie la révoquera. Dans son affairement à construire des systèmes métaphysiques, elle consacrera un double oubli. Toutefois, alertée enfin de sa distraction, elle revient de plus belle à cette mémoire première. Et se demande dans la foulée quel lien peut donc exister entre cette mémoire socratique et celle dont nous avons parlé durant les semaines précédentes: la mémoire abrahamique de la Promesse.