Par Selim Ben Hassen De menace, le terrorisme en Tunisie est devenu une réalité, presque une banalité. Pendant ce temps, les Tunisiens, que personne n'a considéré utile d'informer et d'éclairer sur la question, s'interrogent. Beaucoup continuent à penser que le terrorisme est un phénomène importé, auquel la nation doit faire face avec les moyens limités dont elle dispose. La Tunisie, terre d'accueil et de tolérance depuis plus de trois mille ans, ne saurait enfanter le monstre qui contredirait son modèle de civilisation et menacerait son existence. Ce serait trop rapidement oublier que les rangs de l'Etat islamique comptent plus de 5.000 Tunisiens, faisant de notre pays le premier exportateur de jihadistes ; ce serait pareillement refuser d'admettre que le terrorisme dispose d'une relative antériorité sur notre sol : événements de Bab Souika en 1991, attentat de la Ghriba en 2002, fusillades de Soliman en 2006 et en 2007, assassinats ciblés et opérations contre les forces de l'ordre depuis la Révolution de 2011. Au-delà des indignations et des postures politiques, nous devons nous montrer responsables et assumer la difficile réalité à laquelle nous sommes confrontés, pour mieux la combattre. Le chômage, la pauvreté et la misère ont longtemps servi à expliquer le terrorisme, mais ne peuvent convaincre quand on sait que la radicalisation a pris rendez-vous avec toutes les catégories sociales, médecins et ingénieurs confondus. Une crise de sens La réponse doit être recherchée dans la profonde crise de sens qui frappe les Tunisiens depuis plus de 40 ans. Après le court moment qui a suivi l'indépendance en 1956, et qui a réuni toutes les forces du pays autour de l'espoir de fonder une Tunisie nouvelle, l'élite s'est peu à peu désintéressée du peuple pour s'intéresser à elle-même, et les historiens ont cessé d'écrire l'histoire des Tunisiens pour se consacrer à l'écriture des éloges des chefs. Dans un pays où l'ambition collective s'est éteinte, où il est de plus en plus difficile de se projeter, de s'accomplir et de rêver, pour soi et pour les autres,il ne faut pas s'étonner que le terrorisme s'empare des esprits que l'aspiration à une Tunisie meilleure a quittés, en proposant une aventure porteuse de mort, mais porteuse de sens. Que faire ? Savoir qui nous sommes Il faut se rappeler les paroles des anciens : « Un arbre sans racines ne peut donner de fruits ». Les Tunisiens, dont les repères ont varié selon la conception qu'avaient leurs leaders respectifs de l'identité tunisienne, ont besoin de s'enraciner dans un nouveau mythe collectif, d'écrire ce grand récit national dans lequel ils pourront se reconnaître et trouver du sens. Quoi de plus naturel en effet que de chercher à s'identifier dans une communauté ; quoi de plus inévitable que de recourir à des identités d'emprunt, lorsque l'Etat a abdiqué sa mission. Aujourd'hui, et parce que la Révolution fait entrevoir tous les possibles, il devient impératif pour nous Tunisiens de nous réapproprier notre passé, pour mieux dessiner notre avenir. Collectivement charpentée, cette colonne vertébrale sera notre assurance la plus efficace et la plus durable contre le terrorisme. Vouloir avancer, ensemble « D'une poussière d'individus, d'un magma de tribus, tous courbés sous le joug de la résignation et du fatalisme, j'ai fait un peuple de citoyens ». Prononcée par Habib Bourguiba en 1973, cette déclaration peu intelligente, fausse sur le plan historique, fautive sur le plan politique, illustre bien néanmoins la tentative —malheureusement réussie— de priver les Tunisiens de leur histoire, et pire encore de leur histoire en tant que peuple. Elle en dit long sur le sentiment de beaucoup de nos compatriotes d'avoir été exclus d'une aventure collective, dans laquelle chaque citoyen aurait été un acteur, à son échelle, du destin national. De ce progrès à marche forcée, dicté depuis le Palais de Carthage, il a inéluctablement résulté le vide auquel nous assistons aujourd'hui, et qui concède, en l'absence d'un ciment social puissant, l'intrusion des forces obscures sur notre sol, mais surtout dans les esprits. Pour éradiquer le terrorisme, et en dépit des tentations, la Tunisie n'a pas besoin d'un homme providentiel ou d'un sauveur. Elle a besoin des Tunisiens. Elle a besoin que les Tunisiens, conscients de ce qu'ils sont, de leur passé, affirment leur volonté de faire encore du chemin ensemble, sur des bases qu'ils auront cette fois-ci eux-mêmes décidées. Investir dans le modèle tunisien Le terrorisme ne se combat pas avec les larmes ; mais la paix dans les cœurs ne s'impose pas avec les armes. Pour lutter durablement contre l'obscurantisme, nous devons investir dans notre propre modèle, dans notre propre civilisation, si riche en enseignements : la réforme des programmes d'histoire, la célébration populaire de nos héros,la valorisation de notre culture nationale constituent, de ce point de vue, autant de leviers pour protéger l'exception tunisienne dans une région en crise. Mais le grand chantier demeurera le rassemblement et la mobilisation des Tunisiens autour d'un nouveau projet commun, qui devra, pour aboutir, puiser sa force dans nos propres racines. Relever cet immense défi, c'est être à la hauteur de l'Histoire, c'est accomplir une véritable révolution.