Chers poissons, Vous le savez, je vous aime depuis toujours et je continuerais à vous adorer tout au long de ma vie. Mais vous fréquenter est un impossible rêve et vous conquérir devient une chimère. C'est pour cela que j'ai décidé de t'écrire cette lettre d'Adieu, qui sera un précieux témoignage pour la postérité. Commençons par le mérou, le " Mannani " de nos grands-mères est devenu aussi rare que leur tendresse. Fini donc le couscous au mérou et tout le bonheur qu'il nous procurait chaque semaine. A 26 Dinars le kilo, on ne peut que passer son chemin... En plus, les quelques mérous rescapés de la pêche abusive sont trop petits pour être aussi bons que ceux de cette époque révolue. La daurade sauvage, c'est-à-dire non issue de ces fermes piscicoles n'existe plus et celle qui l'a remplacée a un goût fade, comme ces poulets élevés en batterie. Celles que l'on trouve au marché sont grosses, luisantes, elles ressemblent aux daurades de jadis, mais elles sont sans saveur, avec un arrière goût de papier mâché. On dépense 18 ou 20 Dinars le kilo, sans sentir la moindre palpitation dans nos palais... Et les petits rougets qui faisaient le bonheur des enfants et des adultes, ils sont souvent minuscules, flétries, décolorées, mais on nous les vend à plus de 16 Dinars le kilo. Les boutargues de notre enfance sont devenues aussi rares et aussi chères que le caviar. Je n'ose même pas vous donner les prix tant c'est indécent. Jusqu'aux petites sardines dont le kilo ne dépassait jamais un Dinar et qui se retrouvent aujourd'hui sur nos étals trois fois plus cher, trois fois moins frais. Fini les barbecues au jardin familial. Finies ces fêtes pour l'odorat et le palais qui faisaient le bonheur des chats et des hommes. Et si on fait un simple calcul, on s'aperçoit que les poissons ne seront pas consommés en entier, puisqu'il faut jeter les intestins, les arêtes, les écailles... Résultat : on se retrouve avec la moitié du poids que l'on a acheté si cher. Et on ne vous compte pas le poids de l'eau qui dégouline des moissons, ni le lourd papier qui les enveloppe. Le pire, c'est que même les boîtes de sardines et de thon sont horriblement chères : près d'un Dinar pour quatre sardines nageant dans de la sauce tomate et plus de deux Dinars pour des miettes de thon marinant dans une huile végétale. Alors très cher poisson, je te dis Adieu, car je n'ai plus les moyens de t'acheter.. On se retrouvera au Paradis, si Dieu le veut...