Un jour ou l'autre tout cela sera fini. Une rupture, un départ, une absence, par arrêt de l'arbitre. Cela s'appelle la finitude. Mais qui pourrait s'y résigner ? Le narrateur de ce roman s'appelle " Foundou ". Autant dire qu'il n'a pas d'autre choix que de suivre la pente, toujours irrésistible, de son destin. Entier, dans ses errements, dans ses fougues, tout comme dans ses abandons. Mais il est tributaire de la pluie. Qui tombe et ne s'arrête pas. Ce sont les éléments, en définitive qui décident à sa place. Sa femme, vindicative, toute à des rancoeurs ressassés et jamais explorées, pour avoir trop gardé le silence, se déverse comme un " oued " en crue. La fange remonte forcément à la surface. Mais c'est un passage obligé. Foundou quand à lui, pour l'instant n'en mène pas large. Il s'était depuis trop longtemps éloigné de sa ville, et il éprouve l'irrépressible besoin d'y retourner. Pour la ratisser. Dans tous les sens. De long, en large, et jusque dans ses entrailles. Quitte à être broyé au passage, par ses tentacules, qui embrassent jusqu'à l'étouffement. Kalé, cynique et pas méchant, l'appelle le " Démon de midi ". Voire... Car notre narrateur, plongé dans les fragrances enivrantes du cyclamen, qui lui permet de vivre un temps, aux " frais de la princesse ", catapulté chercheur par un tour de passe-passe du destin, après avoir envoyé une étude à une revue canadienne, sans trop y croire, et surtout sans rien en attendre, a pourtant d'autres chats à fouetter. En descendant des hauteurs du Boukornine, rendant hommage, au passage, à Hammam-Lif dont il n'est pas si loin, étant établi à Ezzahra, ne craint pas de rôder du côté de la nostalgie, quelque part du côté d'une place Barcelone réduite à l'état de sordide relais pour fantômes obscurs et chalands désoeuvrés, tout comme il pousse ses pas, du côté du Casino de Hammam-Lif, détestant d'emblée l'endroit, pour ce qu'il lui rappelle, et ne l'en aimant pas moins, entre une tête de mouton à la vapeur et un verre de raisin qui danse. La chute n'en sera que plus rude. Mais il n'en a cure. Deux grands enfants à l'université, -un garçon et une fille- qui volent déjà de leurs propres ailes, et une vie de faux-semblants quand l'amour, puis la tendresse ont choisi de jouer les filles de l'air, et un bruissement de vie nouveau chuinte dans ses veines, appelant d'autres sèves que celles qu'il a l'habitude de s'inoculer : entre une tasse de tilleul et une décoction dont il a le secret. Mais ça ne suffit plus à calmer ses ardeurs, ni à combler ses manques. Alors, le narrateur laisse libre cours enfin, à ses pulsions de vie, de décider pour lui, sans leur tenir la bride au cou. Et Chedlya a beau râler en faisant son ménage, contre les " graines de Satan " qui s'infiltrent comme des poisons, et s'invitent impunément auprès des honnêtes gens, c'est pourtant elle qui contribue, sans le vouloir, à l'éveil de la passion dans ses veines. Par nièce interposée. C'est l'occasion pour Soufiane Ben Farhat, l'auteur de ce livre, de se faire particulièrement plaisir, via l'inextinguible nostalgie de son personnage, en dévoilant par fragments, quelque peu de ses fantasmes : cachés entre un " haîk " de Kairouan, un Sefsari en soie, et une douce fragrance qui imprègne sa maison, agissant sur lui comme un soporifique, dont on émerge plus ragaillardi que jamais. Un bout de paradis qui pointe son nez en douceur, une mystérieuse inconnue qui l'accoste, jeune fille du haut de l'insolence de ses trente- ans, sûre qu'il ne manquera pas de la suivre dans sa folie, le temps que ça dure. Ça durera un mois. Assez pour remuer le " couteau dans sa plaie ". Et pour raviver les cendres de son brasier. L'incandescence en est presque meurtrière. Monia disparue, c'est Sahara qu'il appelle la " tigresse " qui prend presque naturellement le relais. Et vogue la galère, avec des nuits qui chantent et des lendemains gris plombé, à arpenter les lieux de perdition de sa capitale, à se mêler à la " faune " dont il essaie de se désolidariser en s'improvisant " voyeur ". A observer les mœurs de ses semblables parmi lesquels, il se sent étranger mais familier, jusqu'à ce que la boucle soit bouclée. Zheira, et son regard qui tue, sensuelle et farouche, revient pour attiser les flammes de l'âtre, et précipiter la chute. " Le regard du loup " brasse large, et remonte le temps à rebours, comme une pendule aux ressorts désarticulés, qui n'a plus de prise sur le temps et ricane ; dans une lamentable hystérie. Même les " Beys " ne sont pas absents. Ils ressuscitent. A travers notamment le personnage de Souleymane, comme surgi du fond des âges. Le récit est touffu, échappe à son cadre parfois, comme un fleuve en furie après les pluies diluviennes. Pêle-mêle, tout se mélange. La prière avec l'ivresse à flots, la folie des hommes et la folie des éléments, puis l'accalmie. Mais la tempête est parfois salvatrice. C'est du moins le cas pour ce récit qui se clôt sur une rédemption. Y croire ou pas ? Cela c'est une toute autre histoire... Samia HARRAR * Le roman est en lice pour les prix littéraires " Comar d'or ".