Les deux événements de l'année 2009, Centenaire du théâtre et cinquantenaire de l'université, m'ont rappelé la phrase du grand physicien anglais, Issac Newton dans ses Principea : "Je m'imagine avoir été un jeune garçon qui a joué sur la plage, qui a trouvé un caillou mieux poli, une coquille plus gracieuse, tandis que le grand océan des vérités étalait devant lui son mystère". C'est exactement ce qui s'est passé avec l'histoire du théâtre tunisien : je ne sais pas qui a eu le premier, la fâcheuse idée de fixer sa date de naissance à 1909, ni pour quelles motivations. Et pour quelles raisons on ressasse que notre université a cinquante ans tandis qu'un petit tour en compagnie de Google nous montre que la planète entière est convaincue que la Tunisie a donné à l'humanité, il y a treize siècles, l'une des plus anciennes universités au monde. Pourquoi ces dates trop réductrices? Est-ce par ignorance ? Est-ce par paresse? Par commodité? Ou bien parce que c'est dans l'air du temps d'inventer de pareilles fausses célébrations? Cent ans de théâtre tunisien : Quelle drôle d'idée ! Alors pourquoi toutes ces cartes postales qu'on exhibe fièrement, quand on fait la promotion de notre pays, ici ou à l'étranger ? Neuf fois sur dix, elles sont illustrées par des photos du Colisée d'El Jem, du théâtre de Dougga, de Carthage ou bien celui d'Oudhna. Que pourrait-on dire à nos enfants quand ils nous racontent, de retour d'une excursion pédagogique à l'un des ces sites archéologiques, que leur « Anissati » leur a expliqué que leurs ancêtres ont construit ces lieux magiques, et qu'ils y jouaient régulièrement et pendant des siècles des pièces de théâtre? Même si on est tenté par une sorte d'amnésie historique ou culturelle, n'oublions pas, pour autant, que les pierres des gradins de nos théâtres sont comme les chiffres : elles ont la tête dure, et dureront assez longtemps pour nous rappeler et nous ramener à l'évidence que le théâtre tunisien a au moins dix-neuf siècles. Au moins !
On n'a pas besoin d'anniversaires réducteurs de mémoire. Rapporter la fondation du théâtre tunisien à l'anecdotique visite à notre pays, au début du siècle dernier, d'une troupe de théâtre venue d'Egypte est une aberration patente. Puis se rétracter et rectifier le tir parce que tel chercheur est tombé, par un pur hasard nous dit-on, sur un document qui atteste de la présence d'une troupe de théâtre française dès 1741 (fut-elle détournée en haute mer par des corsaires tunisiens) et nous sortir, ensuite, la trouvaille de deux siècles de présence de théâtre en Tunisie est pour le moins scandaleux. Car pendant ce temps, les pierres du théâtre de Carthage et de Dougga continuent de nous narguer du haut de leurs 19 siècles, et s'apitoient sur notre sort et s'esclaffent de notre bêtise. Il serait plus logique d'effectuer des recherches sur la nature du théâtre qui se pratiquait à l'époque de nos ancêtres : Quelles pièces jouait-on à l'époque ? Quels étaient les acteurs et les auteurs célèbres? Est ce qu'il y a eu interruption(s) de cette activité théâtrale? Si oui, quand et quelles-en sont les raisons? Les dates des dernières représentations sur ces scènes? Est-ce que cette activité théâtrale fut arrêtée à partir de la conquête arabe d'Ifriqiya? Bien avant? Longtemps après? Et tant d'autres questions. Il faut se rendre compte qu'en fabriquant de toutes pièces de tels anniversaires, on fait du tort à notre mémoire. Et on réduit pitoyablement l'Histoire, plusieurs fois millénaire, de la terre de Carthage, en la mettant au même niveau qu'un quelconque autre banal petit pays né de nulle part il y a seulement quelques décennies. Pour admirer et s'émerveiller de la vivacité de la vie intellectuelle et artistique de notre pays, aux premiers siècles de l'ère chrétienne, nous invitons ceux qui ne l'ont pas encore fait à lire le livre « LES INTELLECTUELS CARTHAGINOIS » de Paul MONCEAUX réédité en 2009 par les excellentes Editions Cartaginoiseries. La mosquée Ezzitouna, l'ancêtre le plus ancien des établissements d'enseignement dans le monde arabe
L'autre exemple d'amnésie historique est la célébration du cinquantenaire de la création de l'Université tunisienne. Drôle de manière de réduire la glorieuse mémoire d'un peuple à un banal décret ministériel signé en 1958, aussi audacieux et visionnaire soit-il! Il est certain que cette célébration, à l'instar de celle du théâtre, a choqué plusieurs de nos concitoyens. Car de mémoire de tunisien, on a toujours dit et ressassé avec fierté et parfois même avec arrogance, que la plus ancienne université du monde arabe, si ce n'est dans le monde tout court, est l'université Ezzitouna! Les sources historiques nous informent que la Mosquée Ezzitouna a commencé à prodiguer ses enseignements à partir de l'an 737 (120 de l'hégire). C'est-à-dire qu'en 2007, par exemple, on aurait dû célébrer le 1270ième anniversaire de l'université tunisienne. Treize siècles sans interruption. C'est une originalité de notre pays qui a été mise en exergue par l'historien Hassen Hosni Abdelwahab qui affirme : « La mosquée Ezzitouna constitue, de par sa naissance et sa longévité, l'ancêtre le plus ancien des établissements d'enseignement dans le monde arabe ». Elle compte parmi ses diplômés, l'immense Ibn Khaldoun, l'érudit Ibn Arafa, le visionnaire Tahar Haddad et le génial Aboul Kacem Chebbi. L'université du cinquantenaire a-t-elle mieux fait? On objectera, peut être, qu'Ezzitouna était basée sur l'enseignement théologique et que, de ce fait, on ne peut pas lui attribuer le qualificatif moderne d'Université. A ceux qui proposent ce type d'argument, on pourrait répondre que, d'une part, l'enseignement d'Ezzitouna ne se limitait pas aux sciences religieuses mais il embrassait aussi la littérature, la philosophie ainsi que la médecine, l'astrologie et les mathématiques, et que, d'autre part, l'enseignement de la théologie était le moteur et la première motivation de la création des plus anciennes universités dans le monde telles que l'université de Bologne en Italie, (fondée en 1088) et la Sorbonne, (fondée en 1253). Il est clair que durant leur longue histoire, l'université de Bologne et la Sorbonne ont su faire des réformes et se développer et que, parallèlement, Ezzitouna s'est relativement figée: ceci ne change rien au fait historique qu'elle est la plus ancienne université au monde! La loi de 1958 ne peut, à ce titre, avoir qu'une valeur institutionnelle et organisationnelle dans la longue histoire de l'enseignement dans notre pays, mais jamais un point de départ qui laisserait entendre qu'il n' y avait rien auparavant. Centenaire et cinquantenaire : des dates artificielles et lobotomisantes. Ce ne sont que des acrobaties contre-productives. Moncef Charfeddine, après un ouvrage paru en 2001 sous le titre « Un siècle de théâtre tunisien » ( coécrit avec Hamdi Hmaidi et Ahmed Hadheq EL ORF), publie quelques années plus tard , un autre ouvrage portant le titre « Deux siècles de théâtre en Tunisie ». Remarquer la gymnastique déployée dans les deux titres : « Théâtre tunisien » et « Théâtre en Tunisie ». Ne serait-il pas plus valorisant et, surtout, plus juste de nous réconcilier avec nos dix-neuf siècles de théâtre et nos treize siècles d'université et laisser tomber, enfin, « le caillou bien poli et la coquille gracieuse » et se rendre à l'évidence que « le grand océan des vérités étale devant nous son mystère ». Notre histoire mérite plus d'égard et de considération.