Dimanche dernier, ce n'était pas la première fois que nous nous rendions au souk des vieux meubles de Mellassine, grand quartier populaire situé au nord-ouest de la capitale. Par contre, c'était la première fois que nous le visitions par mauvais temps. Il était 8 heures du matin lorsque nous entrâmes à l'intérieur du parking municipal mis en service sur les lieux. Un vrai bourbier qu'il vaut mieux ne pas traverser à pied et en costume propre. Les véhicules qui y étaient garés n'appartenaient pas tous à des clients du marché. Ceux des commerçants et des transporteurs du coin occupaient les meilleurs emplacements parce que, tout logiquement, leurs propriétaires étaient là dès l'aube. Sur le plan de l'organisation, on ne peut pas dire que le parking est un modèle du genre. Il y avait quand même des agents pour y mettre de l'ordre et surveiller les voitures mais l'espace est trop petit pour accueillir les centaines d'automobilistes qui visitent le souk un jour de congé. C'est pourquoi tous les espaces libres qui se trouvent alentour se transforment chaque dimanche en parkings provisoires (mais payants tout de même). C'est à peine si les voitures n'étaient pas garées sur la voie ferrée qui traverse la zone. En fait, ce n'est pas le souk de Mellassine qui est à l'origine de cette situation chaotique, mais le marché hebdomadaire qui se tient dans le quartier et qui ferme à la circulation ses principales artères. C'est vraiment la foire (aux sens propre et imagé) sur près de trois kilomètres carrés de rues, de trottoirs et de terrains vagues. Les étals et les échoppes sont installés plutôt au milieu de la voie publique et gare aux conducteurs de bus, de taxi ou de voiture particulière qui effleurent la marchandise qui dépasse de partout ! Si au moins, ces derniers pouvaient emprunter un autre passage ! Mais il n'y en a vraiment pas et il faut patienter pour sortir de ce labyrinthe dominical.
Entre passé et présent En ce qui concerne le souk municipal de Mellassine, c'est nous dit-on, le plus vieux de Tunis. Il fut créé en 1966 et ses commerçants les plus anciens étaient établis avant cette date à la rue de la Kasbah, dans le quartier d'El Hafsia puis à France-Ville. Au début, ces derniers (dont la plupart étaient ainsi récompensés pour leur participation à la lutte nationale) ne payaient qu'un loyer annuel symbolique ; on permettait aussi à des pères de famille de condition très modeste de tenir un commerce dans ce nouveau souk. Il y avait principalement des marchands de meubles d'occasion et des fripiers dans ce temps-là. La municipalité avait aménagé des rues assez larges entre les boutiques et tout allait relativement bien pour les commerçants. Dans les années 80, le loyer augmenta mais resta raisonnable. C'est dans les années 2000, selon certains d'entre eux, que le souk entra dans une nouvelle ère marquée par les abus de toutes sortes et par l'anarchie totale. Le marché perdit sa vocation première, c'est-à-dire la friperie et les vieux meubles et donna lieu à des commerces en tous genres. On réduisit également les surfaces mises en location mais paradoxalement, le montant du loyer augmenta considérablement. Et l'on grignota quelques mètres sur chacune des artères qui traversent le souk pour créer davantage de locaux. De sorte qu'aujourd'hui, le passage d'un petit triporteur par l'une de ces voies est capable de provoquer un énorme bouchon.
Concurrence déloyale ? Dans les années 60 et 70, il n'y avait pas plus de 150 boutiques. Aujourd'hui, on en compte 240 où travaillent plus de 700 personnes. Sans compter bien évidemment les petits commerces qui s'établissent à l'air libre au beau milieu du marché. Cet encombrement a beaucoup nui au commerce des premiers occupants des lieux dans la mesure où leurs locaux ne sont plus visibles pour les acheteurs virtuels. Par contre, les commerçants qui se sont installés au cours de l'actuelle décennie ont bénéficié des meilleurs emplacements puisque leurs boutiques sont soit très proches de la grande avenue du 13 août qui connaît un immense trafic tout au long de la semaine, soient installées franchement aux abords de ce boulevard. Quelques uns parmi les vieux locataires du souk crient à la concurrence déloyale. Ils se plaignent également des rabatteurs engagés par certains nouveaux marchands pour attirer les clients avant même leur entrée au marché. Un réseau de court-circuitage s'est ainsi créé, selon eux, et menace de faillite leur commerce naguère florissant.
Les « sinistrés » du souk Les fripiers du coin paient apparemment le plus lourd tribut de cette crise : nous avons maintes fois traversé le pavillon qui leur est réservé et avons pu constater les effets désastreux de la désorganisation provoquée à l'intérieur du souk sur leur commerce. Le client est désormais un oiseau rare dans cette partie du souk. Depuis une dizaine d'années, les marchands puisent dans leur fonds de réserve pour survivre et faire subsister les familles à leur charge. Quatre d'entre eux nous ont montré des documents attestant leurs nombreux impayés municipaux qui s'élèvent parfois à trois et à quatre mille dinars. Un autre affirme qu'il s'estime heureux le jour où il gagne 5 dinars. Inauguré en octobre 1981, leur souk était à cette époque visible pour la clientèle nombreuse qui s'y rendait. Ce n'est plus le cas aujourd'hui, disent-ils, et ce à cause de l'ombre que leur font les nouveaux locaux de vente de meubles installés juste devant le marché de friperie et tout autour. « Nous sommes encerclés par ces commerces et n'avons absolument pas les moyens de nous opposer à leur implantation. Nous subissons notre sort avec fatalisme et parfois avec désespoir. Parce que notre petite corporation n'est pas assez solidaire pour changer le rapport de forces en sa faveur. »
Gare à l'arnaque Les affaires des autres commerçants roulent plutôt bien : la faïence et le bois rapportent suffisamment d'argent mais il y a trop de marchands qui proposent les mêmes produits dans ce périmètre de plus en plus étroit. La concurrence vient également de l'extérieur du souk : puisque dans ses environs, plusieurs locaux de la même vocation ont ouvert des magasins qui donnent sur les routes à grand trafic. Au niveau des prix, ils sont très inférieurs à ceux pratiqués en ville, mais il ne faut pas toujours exiger la grande qualité même lorsqu'on vous parle « de 1er choix ». Autre inconvénient pour les clients du souk : les risques d'arnaque ne sont jamais à écarter en traitant avec les marchands de faïence et de bois. Un vieux commerçant du marché (40 ans dans le métier) déplore la moralité douteuse de certains nouveaux marchands sans scrupules qui veulent s'enrichir le plus vite possible et par tous les moyens. « Autrefois, la confiance était totale entre nous et nos clients. Mais aujourd'hui, la génération des intrus laisse planer la suspicion sur les principaux commerces du souk. »