Elan effréné aux achats. Et avec le mois de Ramadan ça va être la course folle Ils poussent des chariots de supermarché, traînent de gros sacs sur roulettes ou portent de lourds couffins pour les plus nostalgiques avec un point commun : consommer. Depuis de longues années le Tunisien est devenu le roi de l'excès en matière de consommation et même de surconsommation, avec un train de vie dépassant ses capacités financières. Et avec le mois de Ramadhan qui pointe à l'horizon, ça va être la course folle, l'approvisionnement massif, le stockage irrationnel. Voici une tournée chiffrée dans cet univers schizophrène où on dépense le double de ce que l'on gagne… C'est dans ces temples modernes que sont les supermarchés que nous avons entamé ce voyage dans l'étrange univers de la consommation. De longues files alignées devant les caisses surveillent d'un œil protecteur leurs chariots pleins à ras-bord de victuailles et autres objets plus ou moins nécessaires qu'une dame qualifie « d'achats réflexes, qui vont devenir des ramasse-poussière dès leur arrivée à la maison ». Elle parle en fait d'une série d'objets de décoration en promotion. « Clients faciles » Car le mot magique en ces lieux c'est la promotion qu'un speaker hurle dans un micro aux sonorités agressives, promettant fortes baisses des prix et gains faciles à leurs acquéreurs… Une astuce qui fonctionne à tous les coups, tant les Tunisiens sont « des clients faciles », selon les propos d'un caissier qui les voit défiler par centaines. Résultat : le 10 du mois le salaire s'est entièrement volatilisé et à la veille des fêtes religieuses, des rentrées scolaires ou de l'été, ce sont les emprunts auprès de la famille, des amis, des collègues... Un vieil homme rencontré dans un marché populaire nous tient cette réflexion « c'est la gourmandise des Tunisiens qui provoque leur ruine et qui provoque leurs problèmes… Le pire, c'est qu'à force de manger et de dormir, ils attrapent le diabète et autres maladies handicapantes. » Au ministère du Commerce et de l'Artisanat où les préparatifs pour le mois de Ramadhan battent leur plein, on apprendra que les Tunisiens consomment plus d'un milliard et demi d'œufs par an ! Les chiffres relatifs à la consommation du lait sont tout aussi étonnants : plus de 400 millions de litres, et même plus d'un milliard de litres par an si l'on ajoute les dérivés du lait : yaourts, crèmes... Selon les chiffres du ministère, plus de 53 millions d'œufs sont actuellement en stock, un chiffre qui devrait atteindre 82 millions fin juin et on prévoit d'atteindre un stock de 212 millions d'œufs avant le mois de Ramadan. Pour le lait, le ministère indique que le stock actuel est de plus de 38 millions de litres, prévoyant d'atteindre 51 millions de litres à fin juin 2010. Côté viandes, 3.500 tonnes de viande rouge seront importées durant la prochaine période. Il s'agit de 2.500 tonnes de viande bovine et de 1.000 tonnes de viande ovine. Une quantité qui devrait atténuer la hausse des prix de viande rouge actuellement pratiquée sur le marché, essentiellement due à un déséquilibre entre l'offre et la demande qui devrait s'accentuer durant le mois de Ramadhan. Rappelons que la consommation annuelle de viande rouge est d'environ 120 mille tonnes par an. La fuite en avant Pourtant les Tunisiens interrogés se sentent directement concernés par la crise mondiale, qui occupe une place de plus en plus importante dans les discussions, créant une certaine appréhension chez les consommateurs. Mais paradoxalement, ceci provoque une fuite en avant qu'un psychologue explique en ces termes : « cette situation me rappelle l'état d'une personne qui n'a plus que quelques Dinars en poche et qui va acheter un produit très cher, comme pour compenser ce manque d'argent. Une contradiction qui ressemble à un feu d'artifice final… » En fait, bon nombre de Tunisiens nous ont confié qu'ils ont réduit leurs dépenses, notamment dans le domaine de la santé, préférant acheter des médicaments chez les pharmaciens sans passer par la case médecin. Une automédication qui peut être dangereuse… Réduction des dépenses également au niveau des équipements, avec des achats électroménagers différés. Mais ce sont les loisirs qui trinquent : moins de sorties, moins de dépenses dans les spectacles… Côté habillement, c'est le règne de la friperie, visitée sans complexes par toutes les couches de la société. Un père de famille rencontré en ces lieux nous raconte son désarroi : « je ne sais pas comment l'argent s'évapore : avant, un billet de dix Dinars durait plusieurs jours. Aujourd'hui, une simple visite dans un grand magasin m'oblige à dépenser le double, pour un volume d'achats équivalent ! » Un autre rectifie le tir : « tout cela est vrai, mais il faut dire aussi que la nouvelle génération ne sait pas gérer son argent, apprécier les priorités. Les jeunes couples cèdent facilement aux tentations, aux promotions, même si les objets achetés ne leur sont pas de première utilité… » Il y a aussi les effets de mode, le désir de paraître, la tentation du train de vie des gens riches. Une dame aisée affirme : « personne ne veut rester à sa place, tout le monde veut de belles voitures, des villas, des vacances dans les hôtels, des sorties, des loisirs... Normal que ça se termine avec des problèmes d'endettement et des chèques sans provisions. » Et il est vrai que le Tunisien vit au-dessus de ses moyens. Exposé aux messages publicitaires, il ne peut pas, et ne veut pas, dire non à ses enfants qui exigent d'acheter les produits vus à la télé. Les dépenses pour la nourriture dépassent ainsi la moitié des revenus, le reste des dépenses couvrant le loyer, l'habillement, le transport et le divertissement. D'où cette course folle aux soldes, l'achat de produits en promotion, la recherche effrénée des produits les moins chers, l'acquisition des articles aux prix de gros… La majorité de nos concitoyens ont fini par sentir les effets de la crise mondiale, notamment au niveau des prix de l'essence et des pièces de rechange des voitures. Face à la crise, certains choisissent la fuite en avant, comme on l'a vu plus haut, alors que d'autres tentent de limiter leurs dépenses courantes pour préserver un tant soit peu leur pouvoir d'achats. Paradoxalement, la majorité de ceux que nous avons interrogés restent optimistes quant à l'avenir de la Tunisie en ces temps de crise mondiale. Ils pensent que notre pays est touché, mais indirectement. Un optimisme qui pousse la majorité à continuer sur le même élan effréné de consommateurs irréfléchis…