Il appartient à ces demi-dieux de la littérature dont les semblables ne daignent plus descendre sur terre depuis quelques petits siècles ou quelques décennies. Ils ont pour nom Poe, Lautreamont, Baudelaire, Rimbaud, Dostoïevski, Maïakovsky, Mann, Camus et quelques autres qui ont en commun le fait de s'être posé comme accusateurss ou adversaires de leur époque et d'arriver malgré tout à rester productifs. Sans cela, ils n'auraient pas pu vivre et, même ainsi, leur existence ressemble souvent à un enfer. L'enfer de Harmann Hess est des plus rentables puisqu'il a donné naissance à « Le loup des steppes ». Expérience spirituelle, récit initiatique ou délire de psychopathe, ce roman qui multiplie les registres, fût salué à sa parution en 1927 notamment par Thomas Mann qui déclare « ce livre m'a réappris à lire ». Interdit sous le régime nazi, « Le loup » qui réapparaît comme le roman culte des années 1960 et 1970 est considéré depuis comme une des œuvres phares de la littérature universelle du XX ème siècle. Celui qui déclarait que « chacun est seul » drainait avec lui d'autres vérités telles que cette profession de foi en l'amour qu'on retrouve dans « Siddhartha » et dans plusieurs de ses autres livres. Mais on ne peut exiger de lui qu'il témoigne de plus de foi dans la vie qu'il n'en a lui-même. Car Hesse est convaincu qu'une vie véritable, réellement digne d'être vécue, est tout à fait impossible à l'époque et dans le milieu intellectuel où il se trouvait puisqu'ils étaient dominés par le culte des idoles contemporaines qu'il faudrait remplacer par une croyance et cette croyance est représentée pour l'auteur du « Le loup… » par Mozart, les Immortels, le théâtre magique etc… avec lesquels on peut non seulement supporter la vie mais surtout triompher du temps. Après une lettre de quatre pages que Hesse adresse à Monsieur R.B. le 4 mai 1931, « le loup des steppes » s'ouvre par une préface de l'éditeur d'une petite quarantaine de pages où il raconte sa rencontre avec « Le loup… » chez la tante chez qui il habitait qui loua à cet étranger une chambre meublée : « Dès que je le vis entrer chez ma tante par la porte vitrée, j'eus l'impression que cet homme était malade, que son esprit, ou bien son âme, ou encore son caractère se trouvaient atteints d'une sorte de mal contre lequel je me défendais avec l'instinct d'un homme sain. Avec le temps, cette prévention céda la place à une sympathie fondée sur une compassion immense pour cet être qui souffrait, profondément, continuellement, et dont je pouvais constater l'isolement grandissant ainsi que l'agonie intérieure… ». Harry Haller (c'est ainsi que se nommait « Le loup des steppes ») faisait partie de ceux qui – selon l'éditeur – se sont retrouvés pris entre deux époques, qui ont perdu tout sentiment de sécurité et d'innocence. Il était de ceux que le destin condamne à percevoir avec une sensibilité accrue la précarité de l'existence humaine, à ressentir celle-ci comme une souffrance et un calvaire personnels. « Les carnets de Harry haller » qui iront jusqu'à la fin du livre sont partagés en deux parties : traité sur le loup des steppes et retour aux carnets de Harry Haller réservées toutes deux aux insensés. La première partie couvre une vingtaine de pages et décrit une journée somme toute anodine, passée à tuer le temps. Un art de vivre primitif et farouche ! Il consulte quelques vieux livres, souffre durant deux heures, avale un remède, prend un bain brûlant, parcourt le courrier reçu, accomplit des exercices respiratoires et néglige, par paresse, les exercices intellectuels. Ce n'est qu'une fois la nuit tombée, qu'il s'habille pour se rendre à la taverne du Casque d'Acier genre de lieu qu'il aimait depuis l'enfance et qui fut la porte qui s'ouvrait sur des « illuminations » secrètes ou qui refusait de s'ouvrir parce que dans ce « théâtre magique, tout le monde n'est pas autorisé à entrer… ». Vous non plus n'êtes pas forcément autorisé à assister à cette « soirée anarchiste au théâtre magique ou tout le monde n'est pas auto… ». Une fois rentré chez vous, après avoir été balancé d'une ruelle à une autre sous la brume et l'écume des nuits insensées, vous vous calez confortablement dans votre fauteuil et découvrez avec surprise la couverture du livret qui porte ce titre : Traité sur le loup des steppes. Tout le monde n'est pas autorisé à lire. Alors vous le lisez d'un trait ou vous le jetez dans un coin de la chambre et vous l'oubliez pour l'éternité car, comme tout le monde, vous n'êtes aucunement autorisé à le faire ou à ne pas le faire. Hechmi GHACHEM
PS : Le loup des steppes Hermann Hesse Nouvelle traduction de l'allemand par Alexandra Cada Edition le livre de poche