Il y a quarante jours, la Tunisie perdait un de ses fils, Si Ahmed Djellouli. Amateur de Clio, érudit, chercheur, bibliophile, Si Ahmed vivait pour et par l'histoire. Tous ceux qui l'ont approché et connu ont appris sa disparition avec émotion et tristesse pour ce qu'il était et pour ce qui le distinguait : urbanité, amitié, vraie finesse d'esprit, élocution, raffinement et générosité. En fait, Si Ahmed était représentatif de la Tunisie profonde à laquelle il était si fier d'appartenir. Il était fier de ses origines, étant, comme il aimait à le souligner, un «homme du cru». Il était attaché comme jamais à ses racines, à Sfax, le fief de ses ancêtres, aux régions d'une patrie qu'il était l'un des rares à connaître et à vivre dans ses moindres recoins, avec ses cités, ses villes, ses villages et ses bourgs. Il connaissait les familles, les tribus, les dynasties de chaque région. Il était aussi l'homme de la Médina de Tunis, une Médina qui, comme l'a souligné le journal La Presse du 29/3/2011, est aujourd'hui en deuil. On ne verra plus sa silhouette altière déambuler dans les rues et ruelles de la vieille ville, on ne le rencontrera plus dans les salles de conférences, on ne le reconnaîtra plus sous les lambris des ambassades qui tenaient à le convier à leurs réceptions. Connu, reconnu, estimé, sa présence était recherchée tant pour son élégance raffinée que pour sa conversation brillante et intelligente, son humour, son érudition. Eclectique et intelligent, il était incontournable pour connaître ou approfondir certains points de l'histoire de la Tunisie contemporaine. Connaisseur invétéré et incontesté de la période husseinite, Si Ahmed en étonnait plus d'un par l'étendue de ses connaissances, la précision de ses interventions, son souci de la chronologie, sa mémoire fabuleuse. A tout cela s'ajoute une qualité rare : Si Ahmed s'était mis à la disposition de tout chercheur. Il communiquait ses ouvrages les plus précieux et les moins connus, n'ayant d'autre joie que de recevoir chez lui et d'offrir à ceux qui en avaient besoin références et documents avec altruisme et une véritable abnégation. A côté de cette passion pour l'histoire qui lui avait permis d'apprendre par cœur de nombreux chapitres de l'ouvrage d'Ibn Ibu Dhiaf Ithaf ahl azzaman, Si Ahmed était un grand bibliophile, cherchant à acquérir ouvrages et iconographies historiques dans tous les lieux où il lui arrivait de se rendre, tout en correspondant avec de nombreuses librairies en Tunisie, en Europe et en Turquie. Historien, bibliophile, il était aussi archiviste ayant contribué à la sauvegarde d'un véritable trésor que constituent les archives de ses parents et ancêtres qui ont été depuis le XVIIIe siècle caïds et grands commis de l'Etat. Ces archives étaient également ouvertes à tous les chercheurs. Comme le disait une historienne tuniso-française, Lucetto Valenzi : «Elles étaient jalousement gardées, généreusement communiquées. De fait, la disponibilité de Si Ahmed a permis à de nombreux universitaires et chercheurs de compléter leurs connaissances et de faire aboutir de nombreuses thèses de doctorat d'Etat ou de spécialité (*)». Mais on ne saurait parler de Si Ahmed sans évoquer tous les ouvrages qu'il était l'un des rares à posséder et qu'il avait communiqués non sans courtoisie aux autorités compétentes pour des rééditions qui les ont mis à la disposition du public. On peut citer à titre d'exemple : – Tarikh maâlem el imane (histoire des monuments de la foi (mosquées) en Tunisie), de Mohamed Belkhoja – Kitab charh el Borda, du cheikh Tahar Ben Achour 1er On peut aussi évoquer sa contribution à la collecte et à la publication de textes et correspondances de feu cheikh Fadhel Ben Achour. Avant de nous quitter, il avait voulu réaliser la publication d'un manuscrit : Les fleurs du printemps (Zahr errabï) dont il était le seul à posséder l'unique exemplaire («unicum», diront les scientifiques). L'histoire politique n'était pas le seul domaine de ses investigations. Si Ahmed était un amateur éclairé et, pourrions-nous dire, érudit de la poésie. Il avait réussi à réunir une collection fabuleuse de publications de la Hamzia d'Al Boussayri. Aristocrate jusqu'au bout des ongles, l'homme élégant et raffiné qu'était Si Ahmed était aussi un homme du peuple au sein duquel il a toujours aimé vivre et qui avait pour lui amitié et attachement. Cela faisait de lui l'homme de communication par excellence. Cela nous amène à rappeler sa participation aux divers cénacles et clubs culturels. Nous pouvons aussi évoquer sa participation jusqu'à la veille de sa mort aux rencontres hebdomadaires tenues tous les jeudis à l'une des plus vieilles librairies de Tunisie en activité, à savoir la «Librairie El Atika» (à la rue Jamaâ Zitouna à Tunis). Peut-on parler de Si Ahmed sans souligner son sens de l'hospitalité, son châtelet à la Médina où il aimait à recevoir historiens, écrivains de passage, diplomates, personnages de la société civile ou étudiants venus à la recherche d'éléments pour finaliser leurs travaux. Enfin, Si Ahmed ne nous pardonnera pas de ne pas parler de son amour envers feu Lahbib Djellouli, son père, dont il a hérité d'innombrables qualités humaines et beaucoup de bonnes manières. On se souviendra toujours de son parcours, de ses «prouesses», de ses apports à ce pays, de l'art de la cavalerie, tant il a été cavalier émérite et tant il a pu exercer cet art qui est celui des Tunisiens de souche. En partant, Si Ahmed laisse évidemment un grand vide. Mais il aura permis de laisser à ses contemporains et aux générations de la Tunisie nouvelle de solides assises pour explorer, décrypter de larges pans du passé commun et donc d'édifier grâce à l'effort de tous un avenir meilleur. ––––––––––––––––––––––––– (*) On peut rappeler que plusieurs historiens, notamment Mohamed Salah Mzali, Renault ou André Demerseman, ont eu recours à ses lumières. L'histoire économique, la saga méditerranéenne de la Tunisie, les échanges diplomatiques (certains de ses ancêtres ont été envoyés en mission à Londres ou à Malte), le négoce international, la mise en place de l'Etat tunisien moderne au XIXe siècle faisaient partie des domaines de prédilection de recherche de Si Ahmed. A cet égard, Abdelkader Maâlej a publié en 2008 un excellent ouvrage intitulé Le makhzen en Tunisie : les Djellouli (Dar Tounès édit.) dans lequel il restitue toute cette partie de notre histoire régionale et nationale. – La Bibliothèque nationale dont Si Ahmed était l'un des lecteurs les plus réguliers et les plus attentionnés ouvrira une de ses salles à ses admirateurs et amis pour commémorer le quarantième jour de son décès.