Par Lilia Rebaï * - Nous avons, dans un précédent article (Le Temps, 16 mars 2011), soutenu que l'Assemblée constituante ne doit pas être réservée uniquement à une élite. Pour que la constitution soit acceptée et portée par le peuple, seul instigateur de la Révolution tunisienne, le peuple « tel qu'il est », doit y être représenté. Nous avons avancé l'argument que le sentiment d'exclusion-comme l'exclusion réelle- du peuple de l'Assemblée, risquait de créer un clivage au sein de la population. Clivage pouvant remettre en question la légitimité de la constituante -et donc de la Constitution en elle-même, au-delà même du vote sur son éventuelle ratification. Les problèmes rencontrés récemment par la « Haute commission pour la réalisation des objectifs de la révolution, les réformes politiques et la transition démocratique », illustrent très bien nos propos, en montrant les difficultés d'une organisation sensée représenter le peuple, mais qui de fait, n'a obéit ni dans sa composition, ni dans son fonctionnement aux règles élémentaires de la démocratie, de la représentativité et de la transparence. En effet, voilà une Commission, dont la constitution a été saluée par tous comme une nécessité vitale au rétablissement de la stabilité du pays. D'une part parce que sa création répond à une urgence et à une nécessité pour faire face à un vide juridique postrévolutionnaire. D'autre part parce que ce vide juridique doit être comblé rapidement et impérativement pour permettre l'organisation des élections à venir et assurer la transition démocratique. Voilà une commission à la tête de laquelle a été nommée une personnalité unanimement respectée et acceptée tant pour son intégrité, que pour ses hautes compétences techniques et morales (ce qui, vu les circonstances est déjà une aubaine). Voilà une commission qui, nonobstant l'urgence des travaux à entreprendre pour préparer les élections de l'Assemblée constituante qui se tiendront dans moins de quatre mois, a tenté d'assurer une certaine représentation des parties engagées. En effet, dans cette Haute commission, les membres ont été choisis en essayant d'associer certaines personnalités connues de la population, de la société civile ainsi que de certains partis reconnus. Cette commission aurait dû, en théorie, fonctionner. Or, et dès sa première réunion, tenue le 17 mars, l'ordre du jour a été modifié et la séance plusieurs fois chahutée. Ceci a conduit légitimement son président à rappeler que cela pourrait avoir des conséquences graves pour le pays. Cette séance a été close sur la conclusion d'une nécessité de révision de sa composition en essayant de l'élargir pour améliorer sa représentativité. Quelles sont les erreurs qui ont été commises dans la constitution de cette commission ? 1. Le peuple n'a pas été associé à la composition de cette commission. Il a été pauvrement et laconiquement informé de sa composition finale. Aucune information n'a été donnée sur ce qui a conduit à ce choix. Les médias n'ont pas eu l'occasion de jouer leur rôle ni en tant qu'informateurs, ni en tant que vigies. 2. Le peuple n'a pas eu le loisir d'appartenir à cette commission. En effet, il n'y pas eu d'appel public à la candidature et on ne sait pas sur quels critères ont été choisies les personnes chargées de tracer cette page de l'histoire de la Tunisie, ne serait-ce qu'en définissant les règles électorales qui permettront de désigner l'Assemblée constituante. On pourrait rétorquer que le peuple a été représenté à travers les partis politiques. Sauf que l'extrême majorité du peuple ne connait pas et ne se reconnait pas dans les partis politiques, qui, pour la plupart, sont nés après la Révolution ou qui existaient auparavant mais sans légitimité populaire. Ajoutons à cela le traumatisme des Tunisiens à l'égard des partis politiques et l'aversion que cela a engendré par rapport à cette forme d'organisation de la vie politique des citoyens: la « masse silencieuse » s'est transformée désormais en « masse silencieuse mais vibreuse ». Quelle conséquence doit-on en tirer? L'avenir politique de notre pays ne réside peut-être plus exclusivement sur les modèles hérités du passé et fondés sur une organisation du pouvoir « du haut vers le bas », c'est-à-dire de partis politiques « rassembleurs» vers la population. Il pourrait bien aussi se situer dans d'autres logiques, reposant d'abord sur la participation des citoyens à travers une vie associative, dont nous observons le rôle croissant et les proportions inédites qu'elle est en train de prendre. 3. Les critères de représentativité n'ont pas été respectés. Ce point particulier a été à l'origine des chahuts et insultes proférées pendant la première réunion qui a tourné court. Les critiques ont concerné l'existence au sein de la commission de membres de l'ex RCD de même que l'insuffisance de représentation de certaines franges de la société. Les femmes n'ont pas été suffisamment représentées (moins du tiers de la commission), les jeunes n'ont pas été représentés, seuls 12 partis y ont leur place, à côté des15 organisations et associations de la société civile. Les provinces ont également légitimement protesté se sentant des oubliées du processus. 4. Enfin, les travaux de la commission se font à huis clos. La presse n'a pas été conviée aux travaux. Ceci est de nature à opacifier et à marginaliser davantage cette structure qui risque, au mieux, de perdre un temps précieux à « faire du rafistolage » pour remédier à ces lacunes plutôt que d'avancer sur les missions qui lui ont été confiées. Au vu de cette expérience, et pour donner à notre Assemblée constituante toutes les chances de réussir sa mission, c'est-à-dire rédiger une Constitution, qui, non seulement sera acceptée par le peuple, mais répondra aussi à ses aspirations, il faudrait que plusieurs conditions soient remplies. Tout d'abord et comme il nous a été précédemment donné l'occasion de l'écrire, il faudrait que tout Tunisien ait une chance de faire partie de l'Assemblée constituante. Nous avons proposé, qu'à côté des membres élus à l'Assemblée, figurent des membres tirés au sort parmi les candidats (seule chance pour que l'Assemblée ne soit pas uniquement réservée à une élite mais qu'elle représente aussi le peuple « tel qu'il est ». Il s'agit de permettre aussi à la « la masse silencieuse », ne voulant pas adhérer précipitamment à un parti, de pouvoir participer au destin de la Tunisie. Il faudrait ensuite veiller à ce que des critères de représentativité pertinents servent de base à la composition de l'Assemblée. Nous avons proposé qu'au moins la représentativité par région ainsi que la parité homme/femme soient respectées. Mais le débat de la représentation au sein de l'Assemblée ne suffit pas pour que le processus réussisse. Il faut aussi que la manière dont les travaux seront conduits soient conformes à certaines règles de transparence et d'ouverture démocratique, impliquer le peuple dans la rédaction de sa constitution et favoriser l'émergence de débats participatifs dans tout le pays. La première condition, relative à la transparence, peut être remplie en acceptant que les travaux soient entièrement retransmis en direct par les médias. Ces derniers (TV, radio, journaux, Internet) doivent être massivement sollicités. On pourrait même envisager de créer une chaine, entièrement dédiée à la retransmission de ces travaux. Pour ce qui est de la seconde condition relative à la participation active du peuple à la conception de sa Constitution, nous formulons deux propositions: 1) Tout d'abord, l'itinérance. Une partie des travaux de l'Assemblée peuvent se tenir en dehors de Tunis. Symboliquement et étant donné que la première impulsion de la Révolution a eu lieu à Sidi Bouzid, les travaux pourraient être inaugurés dans cette ville. D'autre part, les différentes commissions de réflexion et de travail de l'Assemblée pourraient être itinérantes, de manière à impliquer l'ensemble des citoyens répartis sur le territoire tunisien. Des discussions publiques avec les habitants des différentes villes du pays pourraient être organisées et retransmises par les chaines de télévision ou sur Internet. 2) En second lieu, des propositions émanant des citoyens doivent pouvoir parvenir à l'Assemblée. Une commission de l'Assemblée, chargée de réunir les propositions, de les analyser, de les synthétiser et de les présenter à l'Assemblée pourrait à cet effet être mise en place. Les propositions, enregistrées et référencées sur Internet, pourraient ainsi donner lieu à un suivi en direct de leur cheminement, par les citoyens eux-mêmes. La page que nous voulons ouvrir dans l'histoire de la Tunisie, et peut-être même de l'ensemble du monde arabe, nous impose d'être exemplaires. Soyons-en dignes ! * Enseignante universitaire et corédactrice d'un appel pour une assemblée constituante (pouvant être signé sur le site : http://constituante.fldl.org).