Du temps de Bourguiba, nous habitions une maison qui jouxtait le siège du gouvernorat de Jendouba. Une fois, le « Combattant suprême », alors en visite à la ville, dut passer la nuit chez son gouverneur. Pendant toute l'après-midi de cette journée, les agents de police n'arrêtaient pas de prévenir les voisins du gouvernorat contre toute nuisance sonore, notamment nocturne. Il fallait, répétait-on à ces derniers, se montrer digne de cette visite et permettre au président de passer une nuit très calme à côté de chez eux. En fait, et pour ceux qui connaissent bien l'énorme superficie qu'occupe le jardin du gouvernorat de Jendouba, il était quasiment impossible que nos bruits parviennent jusqu'aux oreilles de qui que ce soit à l'intérieur du bâtiment sans doute suffisamment isolé pour atténuer tout tapage extérieur. Mais en fin d'après-midi, les mêmes agents qui nous prièrent de faire régner le silence dans les parages, remarquèrent que certains voisins du gouverneur possédaient des chiens assez bruyants. Alors, ils obligèrent leurs propriétaires à les emmener ailleurs, faute de quoi ils se voyaient forcés de les abattre. Notre famille était concernée par la mesure et dut confier la bête à des parents qui vivaient à la campagne. Quant aux chiens et chats errants qui rôdaient dans les environs du gouvernorat, nous vous laissons deviner le sort que la police jendoubienne leur réserva ce soir-là. Le lendemain, en apprenant que Bourguiba avait passé la nuit dans sa résidence d'Ain-Draham, nous lûmes la « fatiha » en mémoire des « victimes » de la veille et rîmes tout notre soûl des vaines précautions policières prises en signe… d'hospitalité.
La cité interdite !
Nous évoquons cette anecdote, que bien des Jendoubiens vous confirmeront, à l'occasion de la célébration de la fête des martyrs, parce qu'effectivement, nous habitons depuis quelques années à des enjambées du Mausolée de Sijoumi, où régulièrement se déroule la cérémonie commémorative officielle des événements du 9 avril. Sous Ben Ali, les habitants des quartiers situés à proximité du mausolée, savent ce que la fête des martyrs signifie pour la zone : dès les premières heures de la journée, celle-ci était investie par des centaines de policiers en uniforme et en civil qui contrôlaient quasi systématiquement l'identité des passants et réglaient à leur guise la circulation des automobilistes. Le parcours du métro devait « sauter » obligatoirement les stations du 13 aout et de Mohamed Manachou, arrêts les plus proches de Sijoumi. La Transtu réquisitionnait alors plusieurs bus pour assurer le lien avec les autres stations sans bien entendu emprunter un itinéraire limitrophe de la route du mausolée. Les habitants d'El Ouardia I ne pouvaient pas prendre les rues habituelles pour gagner le rond-point du 13 aout ; il leur fallait parcourir quelques centaines de mètres supplémentaires en direction de Ben Arous et revenir ensuite vers Monfleury. Seuls les véhicules de la « sûreté nationale » circulaient librement à travers cette « cité provisoirement interdite » prise d'assaut également par des centaines d'indicateurs, d'omdas, de grands et de petits responsables du RCD. On reconnaissait parmi eux quelques visages « familiers », mais la plupart ne se rendaient sur les lieux qu'une fois l'an, le 9 avril justement. Nous n'oublierons pas non plus que des perturbations « involontaires » se produisaient le matin du même jour et même à partir de la veille dans les lignes téléphoniques et sur le réseau d'Internet. Un bon souvenir tout de même : chaque fois que Ben Ali se rendait à Sijoumi, toute la zone retrouvait la propreté et les couleurs qui lui manquaient tout le reste de l'année.
Hier aussi, on a nettoyé tous les environs du Mausolée des Martyrs ; en fait, on a surtout repoussé quelque part plus loin les petites montagnes d'ordures qui s'étaient formées durant les 6 jours de grève des employés municipaux. Côté animation, un hélicoptère de l'armée se chargea le premier avec son tintamarre incessant de réveiller plus tôt que d'habitude les riverains en congé. Ensuite, il y eut un déploiement spectaculaire et non moins bruyant de multiples unités policières et militaires. Reconnaissons tout de même que la circulation était beaucoup moins contrôlée que par le passé et que les mouvements des agents de l'ordre étaient plus discrets que d'ordinaire. C'est surtout le surnombre de policiers qui impressionnait les riverains et les passagers dont certains trouvaient excessives les précautions sécuritaires prises sur les lieux à l'occasion de la visite officielle du Président et du Premier ministre intérimaires. Nous vîmes même quelques véhicules de pompiers stationner à l'entrée du Mausolée. Que craignait-on, en fait ? La zone est-elle à ce point sensible ? Ses habitants inspirent-ils autant de méfiance ? La sécurité dans le pays est-elle si menacée que la fête (!!!) des martyrs se déroule chaque année, même après la Révolution, sous très haute surveillance ? Qui sait ? Peut-être vaut-il mieux qu'il en soit ainsi afin de préserver les symboles incarnés par ces martyrs. Notamment en cette période encore chaude de la Révolution où certains vivants bafouent allègrement les sacrifices des morts pour la patrie. En attendant que ces ingrats reprennent leurs esprits, nous gardons toujours l'espoir légitime de fêter les martyrs tunisiens dans une ambiance beaucoup moins marquée par la peur et la défiance. Tunis n'est tout de même pas Bagdad ni Kaboul !