De Hechmi GHACHEM - Les poètes ne sont pas dans l'instantané du quotidien mais dans la vision fragmentaire des autres mondes. Ils ne peuvent donc être assujettis à aucun mouvement, si ce n'est pour le confort des esprits qui ne peuvent se mouvoir que dans le cadre de la fonctionnalité du Temps et de l'Espace, et pour lesquels il faut définir, de façon précise, les garde-fous du jeu présent où doivent être ancrés les danseurs fous de l'Histoire. Les poètes ne se nourrissent pas des moissons engendrées par les guerres ou les révolutions mais il leur arrive quelque fois de tomber à pic, au moment et à l'endroit où l'Histoire s'écrit. Ils en préservent alors les semences et défendent les graines que les mouvances humaines et planétaires ont semées dans les jachères insatiables de l'Histoire. L'Histoire a besoin de feu pour « se » recommencer. Elle ne garde que les fragments utilitaires de sa constitution qui feront la légende humaine : « El Oustoura », qui est plus importante que la réalité des choses et des évènements. Car la Vérité n'est pas ce qui se dit mais ce qui se vit. Dès le moment où l'on commence à chercher à dire la Vérité, on la fait dégénérer. On ne fait qu'adapter notre mensonge sacré à des données qui ne sont pas ce qu'elles sont par ce qu'elles sont mais bien ce que nous voulons en faire. Maïakovski, sacré poète de la révolution russe, se foutre une balle dans le crâne. Pourquoi ? Parce que la roue de l'Histoire s'est cassée contre le mur du réel. Le réel est ce que nous voulons qu'il soit pour sécuriser notre cerveau, utilisé au strict minimum de peur qu'il n'aille s'égarer derrière les parois, hermétiquement fermées de ses multiples caves et cachettes occultées. Nous avons peur de notre cerveau et c'est pour cela que nous l'avons réduit à un rôle bassement ordinaire, un rôle de rentabilité et de petits calculs que la moindre bête humaine se doit de comprendre, de saisir, faute de quoi elle se retrouvera calcinée dans les fosses communes de l'Histoire. L'Histoire c'est l'écriture de la légende des peuples par et pour ceux qui ont gagné la guerre. Les perdants n'ont pas d'Histoire et se doivent donc de s'adapter au moule, plus ou moins confortable, mis à leur disposition par les seigneurs magnanimes de la guerre. « Entre Rita et mes yeux, un fusil ». Voici ce que Darwich a sauvé du néant de son enfance. Bien sûr que ce poète qui a fait corps avec sa réalité d'enfant d'un pays spolié, d'un peuple voué à l'asservissement total jusqu'à l'extinction, à l'exil absolu et sans retour aucun, continue à nous faire pleurer en douce, quand il nous arrive de relire ses poèmes de combat ou à faire mousser en nous l'esprit frondeur de la provocation. « Inscris je suis arabe ». Disait-il cela par un sentiment insoutenable d'arabité ou pour titiller celui qui s'est érigé comme étant un seul ennemi, donc son maître ? Que restera-t-il de Darwich avec le temps ? Son combat pour une cause juste ou son désir secret de vivre une enfance dont on l'a trop tôt et très brutalement tiré, pour le jeter en pâture aux vautours d'un autre peuple, qui est arrivé au siècle dernier à écrire l'Histoire qui est la sienne, c'est-à-dire sa propre Vérité ? La Vérité est ce qui sépare les humains. C'est pour cela qu'elle est recherchée par les philosophes et par ceux qui qui se réfèrent aux prophètes et aux messagers de Dieu. La légende est ce qui les unit parce qu'elle éveille en eux, les réminiscences jamais éteintes de l'enfance. Faudrait-il mentir à nos enfants pour les sauver du chaos où nous sommes en train de couler ? Le mensonge serait-il doux au point de rassembler les peuples parce qu'il ressemble à la poésie ? « N'écoutez pas ce que disent les poètes, ce sont des êtres de feu ! » Doit-on prendre cette phrase à la lettre ou bien serait-elle un appel détourné pour les suivre, puisqu'on sait que quand on interdit, on pousse les enfants à crever l'interdit. C'est le schéma de la septième porte qu'on ne doit ouvrir en aucun cas et qu'on ne peut s'empêcher d'ouvrir même si l'on a été averti des dégâts qu'on va subir et justement à cause de cela. Personne n'est responsable de notre vie et encore moins de notre mort. Nous mourrons parce que « c'est la fin mon bel ami et plus jamais je ne te regarderais dans les yeux… » Pourquoi parler de Morrisson alors que je devrais tout simplement vous présenter l'Anthologie (1992-2005) de Mahmoud Darwich en édition bilingue (Babel- collection de livres de poche), poèmes traduits par Elias Sambar, choisis et présentés par Farouk Mardam Bey ? Qu'est-ce qui pourrait réunir ces deux poètes, l'un palestinien, l'autre américain ? La poésie, mon bel ami, la poésie… Chut… Ecoutez le poème se taire et faites ce qu'il vous dit. Devenez fous de colère et doux pour avoir trop aimé… jusqu'à l'oubli du ciel, de la terre et de tout cet univers où vous avez été le rêve et dont vous ne vous souvenez plus. Souvenez-vous au moins vieilles canailles, du premier livre offert par Abdellatif Laâbi « Poésie palestinienne de combat », ce livre a été plus terrifiant qu'un bouquet de bombes atomiques. Il vous a communiqué la fièvre qui faisait ravage alors en Palestine… La poésie n'est pas morte. Elle a pris les armes dans cette terre d'exil nommée Palestine. Elle a pris les armes et elle combat : « Entre Rita et mes yeux, un fusil ». Ni plus ni moins ! Cette image restera dans les annales de l'Histoire avec la même vigueur que « La terre est bleue comme une orange ». Quant à la légende de Darwich, elle se fera d'elle-même, puisque ses amours d'enfant banni continuent à nous faire pleurer et que nous aimons les légendes plus que la vérité.