«C'est dans cet état d'incertitude et de dubitation que je fis la connaissance de Jalloul le charbonnier, un jour qu'il pleuvait, par un de ces mauvais temps où le monde semble fondre sous la fatidique affliction des cieux, quand le ciel vous pénètre de ses sombres humeurs dont l'impression va rejoindre les limbes des temps obscurs. Nous étions sortis nous approvisionner en charbon pour nous chauffer, mais tout était fermé, et nous tournions dans le quartier, découragés. C'est alors que nous aperçûmes de loin une charrette tirée par un âne, que conduisait un homme encapuchonné. Miracle ! C'était un charbonnier qui faisait sa tournée ! Dans ma hâte frileuse de faire ma provision, je ne le remarquai pas tout de suite sous son capuchon, mais lorsqu'il leva son visage vers moi pour me servir, je fus frappée par son expression radieuse, qui contrastait si fort avec les ténèbres du temps. L'éclat de son sourire brillait derrière ses joues noircies, et ajoutait à la candeur lumineuse de ses traits une expression joviale qui tranchait supérieurement avec l'indigence de sa condition. Son regard sous la crasse avait une force limpide, et le mystère de cette humeur joyeuse me captivait. Tout à coup, je ne me souciais plus du mauvais temps, et je ne sentais plus le froid, ni la pluie, indifférente à l'hiver qui nous enténébrait, car j'avais devant moi Jalloul le charbonnier, l'expression de ses joues enfantines sous leur couche de suie, l'énergie de ses yeux doux, l'humble dignité de son vagabondage glorieux. Malgré la peine de son labeur, il avait gardé au front la fraîcheur d'un enthousiasme inaltérable, la joie d'un cœur intact, comme comblé par sa propre grâce. Tout cela me pénétrait d'un étonnement profond, et l'horreur d'une époque sans issue me quittait mystérieusement. J'apercevais un secret que Jalloul détenait dans la vitalité poétique de son être, une sorte d'élévation de la vie qui dissipait la souffrance de mon esprit inquiet. Sous la pluie frappant le toit des auvents et jaunissant la chaux des murs, il m'apparut, avec son âne pelé qui contemplait la boue de ses yeux absents, avec sa charrette, avec sa balance anachronique où il pesait en souriant ses petites mottes de charbon, comme la figure même de l'humanité que je recherchais, que j'avais crue perdue, inaccessible, que le monde actuel nous dérobait. C'était une dernière vision de bonté, une image dont la forme n'était plus visible nulle part et la sensation défunte et refroidie même au fond de soi. Oui, c'était un dernier miracle humain que Jalloul accomplissait avec un sourire triomphant, et dans ses yeux délicats sous son ciré de forçat, dans la douceur de ses manières sous la rudesse de son labeur, dans la lumière de son visage derrière ses joues barbouillées, il y avait une flamme d'humanité qui brûlait encore, et qui nous éclairait le cœur, sous l'écorce noire et providentielle d'un vulgaire minerai de charbon.»