Dix-huit mois après avoir initié le printemps arabe, la Tunisie peut encore se targuer d'une transition réussie. L'ancien régime, symbole d'injustice, n'est plus et les avancées démocratiques sont réelles. Mais les difficultés sociales et économiques, amples et redoutables, menacent de freiner ces progrès. Trois défis demeurent de taille : l'emploi, en particulier celui touchant les diplômés, les inégalités régionales de développement, et la corruption. Si le gouvernement d'union emmené par le mouvement islamiste Ennahda est loin de les ignorer, il peine à les relever rapidement et échoue à contenir l'impatience des travailleurs et des jeunes chômeurs qui, à travers le pays, s'attendent à récolter les fruits de leur participation au soulèvement. Répondre aux violences à caractère social ; mettre la main sur le développement du secteur informel – y compris la contrebande ; réagir aux urgences socioéconomiques en contournant les blocages administratifs ; et poursuivre la démocratisation au niveau régional et local sont les principaux chantiers pour le gouvernement s'il compte éviter des conflits sociaux déstabilisants.
Malgré une conjoncture économique mondiale morose et une révolution destructrice sur le plan matériel, l'Etat et la société ont tenu le coup. Les institutions financières fonctionnent, les entreprises travaillent et le tourisme, bien que très affaibli, se relève doucement. La prédation du clan du président déchu et de son épouse est de l'histoire ancienne.
Pourtant, tout se passe comme si sous cette apparente normalité qui contraste avec les transitions sanglantes des voisins arabes, le feu de la révolte couvait. Les problèmes économiques et sociaux qui ont poussé les citoyens à se soulever il y a un an et demi sont loin d'avoir été résolus. Sur le chemin des urnes au mois d'octobre 2011, des millions de Tunisiens espéraient une réponse rapide aux difficultés quotidiennes. Depuis, si une partie vit un désenchantement paisible, l'autre n'en finit pas de se mobiliser socialement, traversée par les conflits idéologiques entre islamistes et laïcs, les intérêts professionnels et syndicaux et les ressentiments ordinaires qui la cantonnent parfois dans une logique du chacun-pour-soi.
Si les précédents gouvernements intérimaires ont réussi à maintenir une certaine paix sociale grâce à des mesures d'urgence, le gouvernement de Hamadi Jebali, qui a pris ses fonctions fin décembre, hérite d'une situation économique inquiétante qui augmente les risques de conflits sociaux. De même, il conduit un Etat anémié dans les régions de l'intérieur, lequel ne parvient guère à freiner la corruption, la réorganisation violente des rapports de force au niveau local, la croissance importante du secteur informel de l'économie et la prolifération des activités de contrebande qui contribuent à l'augmentation du coût de la vie. Malgré l'optimisme du Premier ministre, ces difficultés sont patentes et la marge de manœuvre du gouvernement est restreinte. En témoigne l'inertie administrative qui bloque ses projets, de même que le foisonnement des sit-in et des mouvements revendicatifs de tout ordre qui semblent l'atteindre dans sa légitimité en retardant le retour à une vie économique apaisée.
Pour rétablir la stabilité socioéconomique, l'Etat doit répondre aux préoccupations sociales sans pour autant susciter des revendications préjudiciables pour la bonne marche des entreprises. Malgré d'indéniables progrès, ses propos sont parfois menaçants à l'encontre des manifestants – souvent de jeunes chômeurs des régions défavorisées – enveniment la situation.
Le défi du gouvernement est de taille : rétablir la stabilité sociale, conduire la transition et rassurer des populations locales qui mesurent les progrès accomplis à l'aune de l'amélioration de leurs conditions matérielles, le tout dans un contexte politique polarisé. La Troïka au pouvoir est en effet critiquée par une opposition à la fois parlementaire et extraparlementaire séculière et contestée par un courant islamiste intransigeant, qui, sous les traits du salafisme, pourrait radicaliser une partie des laissés-pour-compte.
Faute de progrès à court terme, l'impatience, qui gronde, est à même de prendre plusieurs formes. Déjà, des violences claniques ont éclaté, faisant plus d'une dizaine de morts. Les relations économiques et politiques sur le plan local semblent se restructurer de manière plus ou moins opaque alors même que l'autorité de l'Etat n'est pas rétablie dans certaines régions ; au contraire, celui-ci semble parfois marcher sur un seul pied depuis la dissolution de l'ancien parti au pouvoir. La corruption perdure et suscite mécontentements et indignations.
Il serait exagéré d'évoquer le spectre d'une seconde insurrection. Les principales organisations de masse que sont l'Union générale tunisienne du travail (UGTT) et le parti Ennahdha ne sont pas stationnées dans un face-à-face menaçant ; les partis semblent accepter les règles de l'alternance et tentent de se repositionner dans le jeu politique en préparation des prochaines élections. Reste que, inextricablement liées dans ce contexte postrévolutionnaire, crise socioéconomique et crise politique courent le risque de se nourrir mutuellement et de remettre en cause la légitimité du gouvernement élu.
Dans cette nouvelle phase de la transition, le gouvernement devrait donner la priorité à la création d'emploi pour les jeunes diplômés, au développement régional et au soutien actif à ceux qui participent au secteur informel. Une des clés du succès résidera sans doute dans la mise en œuvre d'une approche de consultation et de dialogue large. Après avoir subi des décennies durant des décisions venant d'en haut, et étant donné les défis socioéconomiques énormes auxquels ils devront faire face, les Tunisiens ne méritent pas moins que ça.
RECOMMANDATIONS
A l'attention du gouvernement tunisien et de l'Assemblée nationale constituante :
1. Mettre en œuvre des méthodes d'urgence afin de surmonter les obstacles administratifs freinant les projets relatifs à l'emploi des jeunes diplômés et au développement régional, par exemple en nommant une commission de crise bénéficiant de l'autorité nécessaire pour débloquer ces projets dans les plus brefs délais.
2. Mettre sur pied des comités d'investigation et d'action composés de forces sécuritaires et de médiateurs locaux afin, d'une part, de répondre aux conflits violents, notamment dans le bassin minier, et, d'autre part, d'enquêter sur les activités du secteur informel, y compris la contrebande, dans l'intérieur du pays et les régions frontalières.
3. Créer un registre national détaillé des diplômés-chômeurs, préciser, à l'issue de consultations avec ces derniers, des critères clairs et objectifs de recrutement dans les administrations et les entreprises privées et publiques et faciliter la création de nouveaux emplois dans les secteurs privés et publics pour ces diplômés-chômeurs enregistrés.
4. Soutenir financièrement les associations de développement régional et local, notamment celles composées de diplômés-chômeurs.
5. Créer de nouveaux mécanismes de consultation au niveau local permettant aux citoyens de s'exprimer sur les mesures économiques et sociales.
6. Faciliter la transition de l'économie informelle au secteur formel, y compris en simplifiant les procédures requises pour démarrer une petite entreprise.
7. Mettre sur l'agenda constitutionnel la question de la décentralisation politique et économique (redécoupage régional, création de collectivités régionales et élection de leurs représentants, mise en place de budgets autonomes importants pour les régions).
A l'attention de la Confédération syndicale internationale (CSI) et de l'Organisation internationale du travail (OIT) :
8. Multiplier les sessions de formation syndicale avec l'Union générale tunisienne du travail (UGTT) en insistant sur le règlement des conflits sociaux dans le cadre de négociations collectives entre représentants du gouvernement, de l'Union tunisienne de l'industrie du commerce et de l'artisanat (UTICA) et de l'UGTT.
A l'attention de la communauté internationale, des agences des Nations unies et des pays membres de l'ONU :
9. Soutenir financièrement les associations de développement régional et local, notamment celles composées de diplômés-chômeurs.
10. Faciliter le développement des entreprises locales, y compris à travers l'assistance technique aux startups locales et la fourniture de microcrédit.
Crisis Group L'International Crisis Group est une organisation non gouvernementale indépendante et à but non lucratif qui œuvre en faveur de la prévention et de la résolution des conflits armés.