Malek Ben Senoussi n'a aujourd'hui que neuf ans mais il a toutes les chances de devenir un homme. Vendredi, à la fondation Temimi, il a été un témoin privilégié d'un récit digne de la téléréalité : son père, l'un des officiers victimes de l'affaire dite Barraket Essahel, racontait sa mésaventure qui s'est poursuivie durant onze ans et six semaines avant de connaître d'autres prolongements déshonorants. Le spectacle, surréaliste, a apporté une autre preuve du calvaire des militaires tunisiens dont le seul délit s'appelait la prière et qui a servi de trame de fond pour un gros mensonge avec une réunion imaginaire qui aurait groupé pas moins de cinq cent officiers- quelle naïveté !- déterminés à abattre Ben Ali. Dans un pays musulman dont l'article premier stipule ce qu'on sait, cela relève de l'inconséquence pure et simple, sans préjuger de l'immoralité politique induite. Après les trois jours consacrés par la Fondation à la question de la torture sous Bourguiba et Ben Ali et dans certains pays arabes, Tarak Ben Senoussi s'est livré à son tour à un exercice douloureux : déterrer les souffrances du passé avec une précision qui témoigne de l'irréparabilité des dégâts subis invariablement par l'organisme et par l'âme. La présence de l'épouse, qui a apporté, elle-aussi, son témoignage poignant, et celle du fils, sans doute édifié à son âge sur l'époque révolue et sur l'inéluctabilité de la révolution. Ainsi, l'enfant put-il mesurer l'injustice qui a frappé son père, les différentes tortures qui ont visé à l'avilir, mais également sur la dignité constante de son géniteur, son stoïcisme et sa persévérance face à toutes les formes de compromis ou d'intimidation. Malek Ben Senoussi connaît désormais le périple de son père à travers les prisons de Tunisie avec la spécificité de chaque pénitencier. C'est sa mère, ayant obligatoirement fait le tour de Tunisie des prisons, qui a accordé la palme au plus atroce des geôliers, un gardien de Mahdia surnommé Sagan, personnage horrible d'une série-tv. A se demander si ces gardiens de prison exécutaient les consignes du dictateur ou se délectaient dans l'excès de zèle, car il y a réellement de quoi s'inquiéter sur la nature profonde d'un pan de la société tunisienne. Les mésaventures de la mère et du grand-père l'ont éveillé sur les ravages psychologiques qui ont failli détruire toute une famille sans l'apport de la foi et son corollaire, la patience. C'est d'ailleurs le 14 janvier 2011 qui a délivré définitivement la famille d'un lourd fardeau : c'est la chute de Ben Ali qui a résolu les parents pour raconter toute la vérité à leur fils lequel avait vécu comme une torture les bruits relatifs à la captivité su père sans que ses parents ne lui avaient jamais avoué par souci de le protéger à un âge très critique, voire par crainte de la complication d'une situation très précaire. En voyant, lors de la désertion de Ben Ali, ses parents se prosterner et extérioriser un bonheur immense, il a commencé à soupçonner des énigmes. C'est le moment jugé propice par les parents et surtout la mère, enseignante de son Etat, pour mettre leur enfant dans la confidence. L'uniforme de l'officier, curieusement délaissé par les bourreaux, est alors sorti de sa clandestinité. le fils, définitivement convaincu, l'enfile malgré les six ou sept tailles de trop pour exprimer une fierté inhabituelle et lancer à l'adresse de son papa : « tu es le meilleur père du monde.» Un moment très pathétique ; la tribu est alors délivrée et une autre vie peut commencer. La mère se retrouve même embarquée dans une aventure politique imprévisible qui la conduit à la Constituante où elle peut savourer les retombées de son combat silencieux contre la dictature. Quant à son mari, il peut poursuivre sa reconstruction morale et sociale dans le commerce des matériaux ...de construction. Ainsi peut se poursuivre la vie chez cette famille avec, en filigrane, trois curiosités : - comment le jeune Malek va-t-il capitaliser les dures épreuves de ses parents pour se frayer un chemin dans la vie avec la dignité et la justice comme principaux moteurs? Lui suffira-t-il d'apprendre que « tout ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts ?» - comment la mère, Nabila Askri, compte-t-elle en tant que nahdhaouie, défendre les Musulmans pratiquants, militaires ou civils, au sein de la Constituante sans dénier aux autres leur liberté de conscience ? - comment, enfin, Tarak Ben Senoussi escompte-t-il répondre à la probable offre de réhabilitation dès que son projet commercial semble lui assurer des dividendes supérieurs aux revenus du salariat ? A l'évidence, dans chaque situation les contraintes accompagnent les avantages, voire les atténuent. Mais pour cette famille ces dilemmes l'éloignent encore davantage des souffrances d'antan. Et c'est déjà énorme...