Homme politique, économiste qui avait conseillé l'Union Générale Tunisienne du Travail (UGTT) Abdejlil Bédoui, tire au clair les incidences de l'assassinat de Chokri Belaïd et développe au Temps les bienfaits d'un gouvernement de compétences nationales pour redresser le pays. Détails. Le Temps : Quelles sont les incidences de l'assassinat de Chokri Belaïd ? Abdejlil Bédoui : cet assassinat va en premier lieu alimenter les tensions sur le plan sécuritaire. Il va pousser les investisseurs à rester réticents et inquiets par rapport à l'avenir du pays et ne manquerait pas de s'adresser à l'étranger pour réaliser leurs projets et honorer leurs engagements avec leurs clients. C'est déjà le cas de beaucoup d'entreprises comme l'entreprise japonaise Yazaki à Gafsa qui a délocalisé ses unités en Turquie. Ça sera le cas d'autres sous-traitants tunisiens et étrangers. Ce qui s'est passé va semer encore le doute sur le déroulement de la transition et sa durée. Nous avons franchi un pas très important des tensions politiques à l'assassinat politique. Les institutions vont rencontrer plus de difficultés pour maîtriser une situation très tendue dans un contexte marqué par des dangers multiples sur nos frontières. Quels sont les secteurs économiques qui seront les plus touchés ? Les secteurs qui vont pâtir le plus sont le tourisme et les secteurs les plus dynamiques de la sous-traitance internationale ainsi que le secteur du transport. Ça ne manquera pas d'entraîner des incidences négatives sur l'emploi et la croissance. La Tunisie va rencontrer davantage de difficultés pour accéder aux marchés financiers. La valeur de notre dinar va baisser et envenimera davantage l'endettement des entreprises et de l'Etat. Les incidences risquent d'être très inquiétantes. Est-ce que vous pensez que la situation générale dans le pays est très préoccupante ? Elle est préoccupante et explosive. Déjà avant l'assassinat de Chokri Belaïd, on savait que l'année 2013 va être très difficile sur le plan économique et social. Face à cette situation, nous avons un gouvernement incompétent et irresponsable. La situation nécessite des mesures fermes et courageuses qui rassurent les citoyens. Que pensez-vous de la proposition de Hamadi Jébali de former un Gouvernement de technocrates ? Je considère que l'annonce du chef du Gouvernement est courageuse et à la hauteur des attentes. Elle est courageuse parce qu'elle a dépassé la logique partisane qui a été responsable de la permanence des tensions qui marquent les rapports au sein de la Troïka et des incohérences dans la gestion des affaires publiques. Sa démarche est courageuse parce qu'elle a dépassé les considérations légalistes qui ont été à l'origine de débats stériles basés sur une certaine lecture de la petite Constitution. Cette loi organisatrice de la vie publique a été élaborée dans un contexte donné. Or le contexte a changé. La loi doit être interprétée en fonction de l'évolution des choses. Hamadi Jebali a pris sa décision à partir d'une logique patriotique pour dépasser une situation intenable et pleine de dangers. Est-ce n'est pas trop tard ? Depuis le 23 octobre 2011, j'ai appelé à un Gouvernement de technocrates. J'espère que ce n'est pas trop tard. La logique partisane a mené à l'échec. Un Gouvernement de technocrates a plusieurs mérites. Lesquels ? Un Gouvernement de technocrates mettra fin à la confusion entre Etat et parti dominant et aux incohérences et luttes qui ont marqué les décisions et les rapports entre les différentes composantes de la Troïka d'une part et entre cette dernière et la société politique et civile. Cette confusion a été à l'origine d'un discrédit du gouvernement actuel. Un tel gouvernement permet de rompre avec la logique de l'allégeance et du partage du butin qui a marqué les nominations à la tête de l'administration et des entreprises publiques et qui a contribué à discréditer un capital institutionnel inestimable pour le développement du pays. Il permet de rompre avec les préoccupations électoralistes qui guident les composantes du gouvernement à tous les niveaux sécuritaires, politiques, économiques et sociaux. En plus, le dépassement de toutes ces logiques contribuera à accroître le crédit d'un gouvernement de technocrates et à rendre son fonctionnement plus efficace, surtout dans le traitement des dossiers les plus urgents sécuritaires et techniques. Ce gouvernement peut-il rassurer ? Un gouvernement de technocrates est le seul capable de rassurer le citoyen très inquiet et très préoccupé pour l'avenir du pays. Il est à même de rassurer concernant la neutralité de l'administration, surtout aux prochaines échéances électorales ainsi que par rapport aux nominations qui se feront dorénavant à partir des critères qui respectent le mérite, l'expérience et le dévouement dans l'accomplissement des tâches. Etant donné que l'année 2013, d'après toutes les prévisions, va être une année difficile à tous les niveaux et pourrait connaître le démarrage des négociations avec le FMI, seul un Gouvernement de technocrates peut avoir la maîtrise des dossiers du pays et ne pas accepter les conditions draconiennes des instances internationales. Un gouvernement de technocrates et de compétences est à même d'envoyer un message rassurant pour nos partenaires étrangers, les marchés financiers et les agences de notation. Le pays va immanquablement s'adresser à ces marchés financiers pour les besoins pressant de financement. Pour le travail de la Constituante, en quoi un gouvernement de technocrates peut-il être utile ? La formation de Gouvernement de technocrates va libérer les partis des contraintes de la gestion des affaires du pays auxquelles ils n'ont pas été préparés, comme l'a montré leur échec. Une fois libérés, ces partis vont se consacrer à leur mission principale, celle de doter le pays d'une Constitution et d'élaborer les réformes nécessaires (justice, sécurité, presse...) pour faire réussir le processus de transition démocratique. Est-ce que vous pensez que cette décision est facile à appliquer ? Evidemment cette décision courageuse va rencontrer beaucoup d'opposition de la part de ceux qui ont des intérêts purement personnels ou partisans ou qui ont des visées sombres et inavouées pour le pays et son avenir. C'est pour cela que j'espère que la classe politique soit animée d'une logique patriotique et défendent cette démarche et aident à la faire aboutir pour sauver notre pays. Certains opposants n'ont pas accepté cette proposition. Qu'en dites-vous ? J'espère que la classe politique actuellement sous le choc et sous l'émotion, reprenne après son calme et soit à la hauteur des défis actuels. C'est une façon d'honorer la mémoire de notre ami Chokri Belaïd qui a consacré sa vie à lutter pour la liberté et le progrès. C'est le moment pour que cette classe politique soit à la hauteur des sacrifices pris par ce valeureux militant.