«Celui qui a essayé d'acquérir le pouvoir par un coup d'Etat, n'est pas près de l'abandonner quand il est entre ses mains» L'allocution du nouveau chef du gouvernement devant les députés est loin d'être convaincante à tous les égards, d'après certains de ces derniers et aussi un bon nombre d'observateurs. Ce discours est jugé vide de sens et ne comportant que des slogans creux, car il n'apporte aucune solution tangible pour cette avalanche de problèmes que vit le pays à tous les niveaux surtout dans les domaines socio-économique et sécuritaire, les priorités de l'ensemble des Tunisiens. Notre invité ne mâche pas ses mots face à Mr Ali Laârayedh, il lui dit sans détour aucun que le peuple tunisien ne peut pas avoir confiance en quelqu'un qui a fait usage de la chevrotine contre des citoyens dont le seul forfait était d'avoir crié famine. C'est autour du nouveau gouvernement et des promesses qu'il a formulées que notre discussion a porté. Fidèle à son image, Mr Hosni a répondu à toutes nos questions sans emprunter les méthodes diplomatiques qui consistent à biaiser et à répondre à côté. Le Temps : dans son allocution devant l'ANC, le nouveau chef du gouvernement n'a pas fait une seule allusion au dossier de Chokri Belaïd. Comment vous commentez cette négligence ? Hichem Hosni : venant de quelqu'un qui légitimait la violence, la chose n'est ni surprenante, ni choquante. D'ailleurs, il s'est tu sur ce dossier et aussi sur celui des milices des « ligues de protection de la révolution » qu'il encourage à étouffer toute voix libre et tout souffle démocratique en Tunisie. Donc, l'assassinat du martyr Chokri Belaïd n'est que la conséquence directe de cette politique d'incitation à la violence qu'il a toujours empruntée. La feuille de route proposée par messieurs Mustapha Ben Jaâfar et Ali Laârayedh est-elle réalisable dans ce climat d'insécurité ? La menace sécuritaire qui se manifeste à travers les armes qui circulent dans la nature et les ligues de protection de la révolution ne permettent absolument pas de réaliser la feuille de route. Et à propos de ces dernières, il ne suffit pas de les dissoudre, il faut les démanteler par l'intermédiaire des groupes antiterroristes, car elles se sont transformées en des gangs qui sont difficiles à contrôler. Dans un climat pareil, il n'est pas possible d'arrêter une date pour les élections à moins qu'on veuille qu'elles se déroulent dans un seul sens, au profit d'une seule partie. Mais pour organiser des élections démocratiques, honnêtes et transparentes, il est indispensable d'instaurer la sécurité. Sans cela, les candidats seraient empêchés de tenir des réunions par ces bandes qui pourraient même les menacer de mort comme elles ont fait avec l'un des militants du Front Populaire à Sousse, il a fait l'objet d'une tentative d'assassinat juste après celui de Chokri Belaïd. Cela sans compter les menaces de mort qui sont prononcées à l'encontre de journalistes et de militants des forces démocratiques. Ces menaces réitérées attestent du fait que les assassinats sont en passe de se baliser et de devenir une tradition chez nous. On remarque que l'ANC ne bronche pas face au dossier de Chokri Belaïd, comment expliquez-vous ce silence ? Depuis les premières séances, on a dit que cette assemblée était un auxiliaire du gouvernement dont il ne fait qu'entériner les décisions et non pas en contrôler l'action, ni lui demander des explications. En plus de cette résignation ou plutôt cette complicité de la grande majorité au sein de l'ANC, le règlement intérieur ne nous permet pas en tant que députés de l'opposition de se saisir de quelques dossiers, et on a vu comment le débat avec le gouvernement s'est transformé en une séance d'épanchement, en ce sens que vous pouvez poser une question à un ministre et il vous donne une réponse n'ayant rien à voir avec ce que vous avez demandé sans que cette dérobade ne se fasse suivre de commentaire. L'Assemblée Constituante est dépourvue de toute prérogative, seul le gouvernement en dispose, il ne lui reste que celle de rédiger la constitution. On peut comprendre l'attitude de la majorité des députés mais pas celle du pôle démocratique et des indépendants vis-à-vis du dossier de Chokri Belaïd. En vérité, on a tenu une séance exceptionnelle de dialogue au lendemain de l'assassinat du martyr. Il est vrai que c'était une séance isolée qui n'a pas connu de suivi, et là, j'en conviens totalement lorsque vous dites qu'il y a un manquement de la part de l'ANC. Toutefois, si on avait demandé la tenue d'une autre séance ou bien des éclaircissements au gouvernement, on nous aurait rétorqué que nous voulions nous immiscer dans les affaires de la justice pendant que nous en réclamions l'indépendance. Cela n'empêche que nous allons demander au nouveau ministre de la justice à travers une question écrite ou au cours du débat à propos de l'avancement de l'enquête sur l'identification des meurtriers de Chokri Belaïd, nous exigerons de lui des renseignements sur ce dossier qui est entre les mains du juge d'instruction. Est-ce que vous croyez en l'indépendance effective des nouveaux ministres nommés à la tête des ministères régaliens ? Sincèrement, je ne peux pas douter de l'intégrité de ces personnes, cependant, ces ministères étaient minés bien avant leur nomination par leurs devanciers. Donc, ce sont les institutions qu'ils ont à diriger qui ne sont pas indépendantes, et par conséquent, si on tenait à les faire bénéficier d'un capital confiance, il est indispensable de revoir les nominations des partisans de la Troïka et en particulier ceux de Ennahdha à la tête de ces ministères de souveraineté. Le nouveau ministre de l'intérieur peut-il être vraiment avoir les mains libres face à un chef de gouvernement qui était l'artisan de ce même ministère dont il a la direction? Cette institution assume pleinement la situation sécuritaire défaillante. Le dossier de ce ministère est à la fois assez important et assez dangereux, il pèse surtout par les dernières nominations partisanes en son sein et les appareils parallèles, qui ne sont pas encore vérifiés, mais dont on n'arrête pas de parler. D'ailleurs, certains groupes et partis politiques qui sont entrés en pourparlers avec le nouveau chef du gouvernement ont posé la révision de ces désignations comme condition principale pour leur intégration de la coalition gouvernementale. Et il paraît que ce dernier n'a pas l'intention de prendre cette question au sérieux, c'est-à-dire qu'il ne compte pas revoir ces nominations. Cette attitude de sa part s'explique par le fait que ce ministère est vu comme une forteresse pour Ennahdha. On se rappelle bien comment en 1987, alors qu'elle n'était pas au pouvoir, elle a noyauté les ministères de l'intérieur et de la défense pour exécuter un coup d'Etat le 8 novembre de la même année, mais les services secrets américains l'ont précédée d'une seule journée en propulsant Ben Ali à la tête de l'Etat. Si, tout en étant en dehors de l'enceinte du pouvoir, Ennahdha a tout manigancé pour le conquérir, que dire alors aujourd'hui qu'il est entre ses mains et qu'elle se prépare à des élections. Ces gens ont fait de la prison, consenti les sacrifices de toute sorte, tué, manipulé des explosifs et organisé les opérations de Slimane dans le but de s'emparer du pouvoir. Donc, j'espère que le nouveau ministre de l'intérieur revoie les dernières nominations et neutralise son institution en la mettant à l'abri des tiraillements existants entre les partis politiques, sinon qu'il présente sa démission s'il est honnête. Quel est votre jugement sur le programme présenté par le nouveau chef du gouvernement devant l'ANC ? Il n'en est pas un, mais un simple manifeste général de bonnes intentions. La gestion de la période qui reste et qui serait, espérons-le, de sept ou huit mois, doit reposer sur des mécanismes. Or, nous constatons qu'il n'en a présenté ni pour mettre fin au problème sécuritaire, ni pour résoudre les crises politique et économiques. A propos de celle-ci, j'ai personnellement demandé dans mon intervention de préserver notre économie de l'effondrement total. Pour arrêter cette hémorragie, on a besoin d'action et non pas d'intentions. Il est de même pour la question sociale et celle d'endettement, aucun procédé pratique n'a été avancé. Comment vous évaluez le code d'investissement ? Premièrement, il est en train d'implanter la dépendance et la colonisation économiques du pays, en second lieu, il se contente, toujours, d'assurer les intérêts d'une poignée de grands capitalistes aux dépens des moyens et petits capitalistes. C'est pourquoi il est indispensable de réviser ce code pour donner à ceux-ci l'opportunité d'investir et surtout encourager le capitalisme national et le privilégier par rapport à son rival étranger. C'est la thèse que j'ai développée lors de la discussion de la loi de finances et du budget de 2013. Est-ce que la feuille de route proposée est réalisable selon vous ou bien elle sert tout simplement à gagner du temps? Ce calendrier n'a rien à voir avec la réalité, on s'en sert juste pour une mise aux enchères politique à l'image de ca qu'a fait Mr Mustapha Ben Jaâfar lorsqu'il a dit que la constitution serait prête le 23 octobre, alors qu'on n'en a même pas commencé la discussion. Ce jour-là, on s'est contenté de débattre du préambule pour envoyer un message rassurant au peuple et la vérité c'est que la discussion n'a pas encore démarré. A preuve que les rapports du dialogue national ne sont pas encore parvenus aux commissions, ce qui veut dire que celles-ci n'ont pas terminé l'élaboration du brouillon de la constitution pour qu'on puisse en entamer la discussion. Pour que vous vous représentiez bien cette mise aux enchères politiques, sachez qu'on nous accorde seulement dix jours pour discuter de toutes les lois et ils savent très bien qu'un seul article d'une seule loi prend la même durée. Il s'agit de l'article 104 du règlement intérieur. Un autre exemple de ces dates absurdes bonnes pour la consommation médiatique et politique et qu'on jette à droite et à gauche vous édifiera : il est décidé que quinze jours après la publication de la loi électorale, commence la campagne, sans laisser le temps qu'il faut à l'ISIE pour qu'elle puisse intervenir et organiser son action. Donc, ce calendrier est conçu juste pour absorber le mécontentement populaire, car ses concepteurs sont conscients du fait que la patience du peuple est épuisée après la série de promesses qu'ils lui ont faites. C'est pourquoi il faut qu'il soit contenu dans une loi qui lie l'ANC et l'engage à le respecter faute de quoi elle devrait s'auto-dissoudre et charger des experts de la rédaction de la constitution si on est vraiment honnête. Il est préférable que ce calendrier soit rédigé dans le cadre d'un dialogue national auquel prendraient part tous les partis politiques et toutes les composantes de la société civile pour qu'ils expriment leurs points de vue sur la question. Dans ce cas, on pourrait le considérer comme un pacte national qui serait signé par toutes les parties, qu'il faudrait respecter et, s'il le faut, lui donner une forme légale. La feuille de route est loin d'être réalisable, elle n'est qu'un subterfuge pour gagner du temps Est-ce que vous faites allusion, ici, au congrès national de salut ? Je fais allusion aussi bien au congrès auquel appellent le Front Populaire et le collectif de la société civile qu'à celui de l'UGTT pour le dialogue national. Pour moi, peu importe les noms, le plus important c'est que ce congrès organise un débat sérieux à propos de la feuille de route et les dispositifs susceptibles de sauver le pays de la crise dans laquelle il s'engouffre. Le score dans le vote de confiance a surpris tout le monde, députés et observateurs. Risque-t-il de se reproduire le jour de l'adoption de la constitution ? C'est vrai que ce score est déconcertant. Toutefois, je crois qu'il y a une partie au sein de la nouvelle coalition gouvernementale ou la Troïka bis qui ne votera pas dans le même sens qu' Ennahdha et le CPR à moins qu'elle ne trahisse ses principes, chose qui est difficilement imaginable. Je veux parler de Ettakatol qui est pour une constitution civile et non pas pour une constitution visant l'instauration d'un Etat théocratique. Par contre, ceux qui font vraiment peur ce sont le indépendants dont la ligne directrice n'est pas les programmes mais plutôt le tempérament et les caprices, car ils n'ont ni idéologie, ni principes, ni aucun appui de quelque nature qu'il soit. Donc, ils peuvent très bien voter indistinctement pour ou contre tel ou tel projet. Ce qui est sûr c'est que leur manière de négocier les articles sera déterminée par les impressions et les relations personnelles loin des considérations objectives. Donc, d'après vous, pour prévenir de tels dérapages, le mieux serait-il de s'adresser à la légitimité populaire par le biais du référendum ? Dans tous les cas, on a toujours souhaité que la constitution soit soumise à un référendum populaire, étant donné que le peuple est la source et le dépositaire du pouvoir. Mais malheureusement, la loi organisant les pouvoirs publics n'a pas accepté cette représentation de la question. Le recours à un tel moyen n'est possible, comme vous le savez, que dans le cas où la constitution ne serait pas adoptée en deux lectures. Le rêve de la majorité au sein de l'ANC c'est bien sûr de mettre en place une constitution qui soit le socle d'un Etat théocratique, et une fois cela acquis, elle pourrait procéder à des amendements de second plan pour la maquiller et cacher ses difformités. Les progressistes dont je fais partie, ont mille et une raison pour avoir peur d'un tel scénario. C'est pourquoi, il faut ajouter aux empêchements d'amendements stipulés par l'article 149 le caractère civil de l'Etat. Malgré tout, je reste optimiste, car les progressistes ne manquent pas dans la Constituante et ils vont opposer une résistance farouche à tous ceux qui veulent toucher à nos valeurs républicaines et à nos libertés fondamentales pour lesquelles des générations se sont battues pour les arracher et en faire une sorte de catéchisme.