Un mot suffit parfois ą engager et gouverner une vie. Un seul mot mais généralement porteur d'une telle charge de sens et de valeur qu'il vaut bien toute une Ōuvre. Pour Stevens, majordome de Lord Darlington dans les années 30, ce mot fut « dignité ». Kazuo Ishiguro, écrivain britannique d'origine japonaise, a fait de cet homme le narrateur et de ce mot le leitmotiv de son roman Les Vestiges du jour (The Remains of the day, traduit de l'anglais par Sophie Mayoux), couronné du Booker Prize en 1989, publié en franćais par Calmann-Lévy en 2011 et repris en poche chez Folio (340 pages). Son voyage en voiture dans l'Angleterre de l'aprŹs-guerre est l'ombre portée de la remontée d'un fleuve, ą ceci prŹs qu'il ne se rend pas au cŌur des ténŹbres mais ą la rencontre de l'ancienne intendante de Darlington Hall, le chČteau oĚ ils s'étaient connus lorsqu'elle y officiait. Irrésistiblement attirés, ils s'y étaient aimés, ą leur maniŹre, sans jamais se toucher, comme on s'aime du regard, en se heurtant ą demi-mots et en s'affrontant ą fleurets mouchetés. Elle, si vive et entreprenante, lui, si corseté dans ses valeurs. Les années ont passé ; elle s'est mariée, elle a divorcé, sa propre fille s'apprźte déją ą devenir mŹre ą son tour ; quant ą lui, il est resté célibataire, toujours au chČteau, cette fois au service du riche américain qui l'a racheté. Et s'il était passé ą côté de sa vie pour n'avoir jamais su ouvrir son coeur ? Ils se souviennent par étapes, par petites touches. C'était entre les deux guerres, ą l'époque des accords de Munich. Lord Darlington, héritier d'un grand nom de l'aristocratie anglaise, était de ceux qui oeuvraient pour le rapprochement anglo-allemand ; ils tentaient de dédiaboliser le chancelier Hitler, assurant que ses intentions n'avaient rien de belliqueux. Lord Darlington fit donc de son illustre demeure de l'Oxfordshire le théČtre de rencontres secrŹtes entre les chefs des diplomaties des deux pays ; il tenta aussi discrŹtement de rendre acceptable le leader fasciste Oswald Mosley en le présentant ą des dirigeants du pays ; puis il organisa chez lui en grande pompe durant un week-end de chasse une grande conférence internationale afin de témoigner ą l'Allemagne des meilleures intentions du monde libre ą son endroit. Il faudra l'audace du diplomate américain pour houspiller cette assemblée de gens bien, naviguant entre naēveté et cynisme, en osant leur dire en face, debout au moment des toasts, qu'ils ne seront jamais que des amateurs et qu'on ne leur demande pas de mener les affaires du monde. Encore n'est-ce lą que la toile de fond historique du roman. L'essentiel est ailleurs. Il est dans l'idée que Stevens se fait de son métier de majordome. Plus de devoirs que de droits. Une haute conception du service. Un dévouement absolu au chef d'une grande Maison. Ce sont les grandes Maisons qui font les grands majordomes. Ils ont toujours intérźt ą servir des maĒtres de qualité, condition pour źtre tiré vers le haut et accomplir sa vocation loin des médiocres. Le jour oĚ les grands de ce monde d'avant ont conféré dans le grand salon du chČteau autour de Sa Seigneurie, Stevens a vraiment compris ce que pouvait źtre la noblesse de son métier ; il était enfin conscient d'avoir su préserver une dignité conforme ą sa place : « Qui aurait pu se douter, ą ce moment-lą, qu'en vérité je m'étais autant rapproché du moyeu de la grande roue qu'un majordome pouvait le souhaiter ? je peux donc supposer qu'ą ce moment-lą, tandis que je méditais sur les événements de cette soirée –ceux qui avaient eu lieu et ceux qui étaient encore en cours- ils me semblŹrent résumer tout ce que j'étais parvenu ą réaliser jusqu'alors dans ma vie. Je ne vois guŹre d'autres explications ą ce sentiment de triomphe qui m'exalta ce soir-lą. ». Une remarquable pénétration psychologique Stevens exercice une telle maĒtrise sur ses émotions que rien ne semble l'atteindre car il ne laisse rien apparaĒtre. Il a si bien intériorisé la retenue qu'elle lui est une seconde peau. Tout dans son expression compassée, tant physique que verbale, semble źtre gouvernée par l'injonction de l'understatement. Il est la litote faite homme. Il a eu une vingtaine de personnes sous ses ordres ; les grands jours, une trentaine. Valets de pied, femmes de chambre, cuisiniŹres, gouvernantes etc Il conćoit le plan de travail comme un art. Voilą la pierre angulaire de sa vie de chČteau qui n'est pas une sinécure, celui qu'on appelle bien souvent « majordome » un peu partout, « Major domus » en Pologne, « Butler » en Angleterre et ... « Butler » en Allemagne, semble-t-il. Fondamentalement, le grand majordome n'est pas seulement qui élŹve le placement ą table au rang d'une science exacte et mesure au millimŹtre l'écartement entre le défilé de verres, les couverts et les assiettes; il est celui qui réussit ą ne pas abandonner son personnage professionnel au profit de sa personne privée. A ne jamais renoncer au premier, qui l'habite, pour céder au second, qui l'encombre. Rien ne doit l'ébranler ni mźme le perturber. Ni un choc ni une nouvelle. Plus gentleman que les gentlemen, il tient le contrôle de soi pour un absolu, quitte ą paraĒtre coincé, inhibé, inexpressif. Sa maĒtrise va loin puisque, lorsqu'on murmure ą l'oreille de Stevens que son pŹre, lui-mźme grand majordome, vient d'expirer lą-haut dans sa chambre, il ne cille pas, toujours trois pas derriŹre le maĒtre des lieux présidant ą sa table de banquet. On s'aperćoit lą que la dignité selon Stevens a partie liée avec la grandeur, mais que l'une et l'autre ne peuvent donner la pleine mesure que dans le cadre d'une maison vraiment distinguée. Il a l'orgueil de la Maison qu'il sert. C'est sa seule vraie famille. Il ne connaĒt pas de plus haut privilŹge. Seuls les bourgeois verront du snobisme lą oĚ il ne s'agit que d'épouser une vision du monde mais sans jamais quitter son rang. Ceci pour vous donner ą la fois le ton et l'esprit du narrateur, dont les réflexes, la gestuelle, les attitudes, les répliques et le langage présentent une telle cohérence et lui confŹrent une telle personnalité que la réussite du roman d'Ishiguro tient déją ą cela. Et comme le reste est de la mźme encre, retracée avec une remarquable pénétration psychologique, on ne peut qu'applaudir la prouesse de ce livre plus anglais que les livres anglais. Le seul problŹme, c'est que lorsqu'on le relit aprŹs avoir (re)vu le film inoubliable que James Ivory en a tiré, on ne peut plus se défaire non seulement des images, mais des traits qui se superposent aux personnages du roman : ceux de Anthony Hopkins sur le visage de Stevens, ceux de Emma Thomson pour Miss Kenton, de James Fox pour Lord Darlington, et puis ceux de Michael Lonsdale, Christopher Reeve... Une oeuvre aussi magistrale que celle dont elle est issue. Il sera beaucoup pardonné aux artistes qui ont su adapter un grand film d'un grand roman en le trahissant si fidŹlement qu'ils en ont fait une oeuvre d'une grande... dignité.