« Es-tu vrai ? Ou n'es-tu qu'un comédien ? Es-tu un représentant ? Ou bien es-tu toi-même la chose qu'on représente ? En fin de compte, tu n'es peut-être que l'imitation d'un comédien ». F. Nietzsche, Le Crépuscule des idoles Monsieur Hamda Saïd, en principe commis de la République, et fonctionnaire de l'Etat payé par le contribuable, a surpris tout le monde – exception faite, semble-t-il, de son employeur – en se proclamant représentant du prophète Mahomet en personne ou plus précisément vice-prophète, exactement comme on se dirait vice-président ou vice-directeur. Cette incroyable déclaration que H. Saïd, Mufti de la république, nommé par décret présidentiel, a cru judicieux de porter à la connaissance des Tunisiens, par le biais du journal Al-mouçawwar, a provoqué un tollé général non seulement à cause de son caractère insolite, mais parce que les Tunisiens se sont rendus compte soudain qu'ils ont vécu, depuis le limogeage du prédécesseur de H. Saïd, sans Mufti, ce dernier ayant, de son plein gré, renoncé à son poste ! Or, un fonctionnaire, en flagrant délit d'abandon de poste, devrait être rayé de la fonction publique et remplacé immédiatement par quelqu'un d'autre qui accepte les termes du contrat que lui propose son employeur. Rien de cela ne s'est produit dans le cas de H. Saïd qui, se disant vice-prophète, continue d'endosser la tunique du mufti et, au lieu d'être payé par l'employeur, auprès duquel il s'est détaché de son propre chef, il continue d'être par l'Etat qu'il ne sert plus ! Il y a donc, dans cette affaire, quelque chose de tellement bizarre, de tellement absurde que le contribuable tunisien, très soucieux de ses maigres ressources, s'est empressé de pousser non pas un cri, mais une multitude de cris d'alarme ! Jusqu'ici, personne parmi les représentants de l'Etat, ne s'est dérangé pour arrêter cette grossière mascarade. Le vice-prophète occupe toujours un poste, dont il refuse d'assumer les charges, et s'amuse, n'ayant rien d'autre à faire, à rectifier le tir puisque son éminence, dont les propos ont été « sortis » de leur contexte, n'aurait pas dit qu'il était le vice-prophète, mais seulement le porte-parole de ce dernier ! Et c'est pour cela que son éminence n'a pas hésité de proclamer, tout haut, qu'il n'a de compte à rendre ni au président, ni au chef du gouvernement, ni au gouverneur. H. Saïd est un électron libre qui voltige allègrement dans l'aire de la république, vit à ses crochets, mais refuse obstinément de se compromettre en se disant son serviteur. Par les temps qui courent, dans le contexte trouble qui est aujourd'hui le nôtre, dans lequel les frontières entre la terre et le ciel se sont littéralement estompés, il est aisé à quiconque, qui a un minimum de cran, de se promouvoir lui-même, sans autre décret que le sien, fonctionnaire céleste et de se proclamer, sans la moindre vergogne, vice-prophète de fait ou, pour ménager les envieux et les susceptibles, porte-parole de Mahomet, que la prière et le salut de Dieu soient sur lui ! Si un simple président d'un parti laïc, un certain Rached Gannouchi, s'est permis – ô sacrilège ! – de rejoindre le panthéon des apôtres, il n'est que trop normal, voire légitime, qu'un mufti, en principe plus proche du ciel, se dise vice-prophète ! H. Saïd, offusqué par les commentaires, pour la plupart extravagants, de ses ouailles, a daigné lever l'ambiguïté en précisant que, le prophète Mahomet ayant déclaré qu'il n'y aura plus de prophète après lui (ô que c'est dommage !), il renoncerait donc au poste de vice-prophète (qu'il n'aurait d'ailleurs, contrairement à ce que prétendent ses détracteurs, jamais brigué) pour celui de porte-parole du prophète, fonction qui ne contredit en rien, selon lui, l'orthodoxie musulmane. C'est en cette qualité qu'il occupe aujourd'hui le siège du mufti et c'est également, en cette qualité-là, qu'il est payé par la république qu'il dessert à tous les coups, en incitant ses ouailles à transgresser ses lois ! Il n'y aurait là, selon son éminence, rien d'insolite ! M. H. Saïd, qui ne manque pas de bon sens cartésien, se permet de rappeler aux ignares qui l'accusent de mégalomanie ou, pire encore, de schizophrénie et lui conseillent donc d'aller se faire psychanalyser, qu'il est interdit à l'homme qu'il est, que la providence a investi d'une si haute mission, de prendre le parti du président (son employeur, soit dit en passant, qu'il situe, semble-t-il, à gauche !) ou d'une quelconque autre instance, de droite celle-ci (que nous présumons être l'associé et l'allié de son employeur), puisqu'il n'a qu'un parti et un seul, en l'occurrence celui de son véritable employeur, le prophète Mahomet que la prière et le salut de Dieu soient sur lui. Un argument de cette taille devrait, en principe, mettre fin à un malentendu qui n'a que trop duré. Bien au contraire, la polémique a gagné en intensité et d'autres voix, bien plus insolentes, se sont élevées pour dénoncer la supercherie, exigeant que la république – ô sacrilège ! – soit rétablie dans ses droits. Ces voix mécréantes se permettent ainsi de faire passer les droits de la république avant ceux du prophète et, par conséquent, d'Allah ! M. H. Saïd ne cautionnerait jamais cette diabolique alternative et continuerait, vaille que vaille, à s'acquitter de son devoir sacré et d'être payé, comme d'habitude, par le contribuable ! S'il y avait n'importe quoi d'illégal ou de louche dans cette affaire (cette sordide machination montée de toutes pièces), le droit-de-l'hommiste président, doublé d'un fervent partisan de la république (pour la gloire de laquelle il a fondé son parti), n'aurait pas hésité à prendre les mesures qui s'imposent. S'il ne l'avait pas fait, c'est parce que son excellence estime que tout est en règle et qu'il est tout à fait normal que son éminence H. Saïd soit en bons termes avec le prophète et que, sur ce chapitre, il n'y ait absolument rien à redire. Si son excellence Mohamed Moncef Marzouki n'a pas daigné s'impliquer dans cette polémique de bas étage, c'est parce qu'il était convaincu que la république ne court aucun risque. Son excellence aurait compris, avec sa légendaire perspicacité, qu'il est tout à fait normal que le mufti de la république ne soit pas tenu de se plier aux lois de la république. Les esprits tordus verraient là un paradoxe. Il n'en est rien au fait si l'on faisait simplement l'effort de se rappeler que l'article premier (et bien d'autres appendices) de la constitution postrévolutionnaire stipule que l'Islam est la religion de l'Etat. En se mettant sous la bannière du prophète de l'Islam, M. H. Saïd n'aurait donc rien fait de plus que de se conformer à la lettre et à l'esprit de la constitution !