Il y a une grande différence entre informer de la misère et en faire un commerce mercantile dont le moins qu'on puisse dire est qu'il a l'odeur et la couleur de pratiques suspectes et d'intentions tendancieuses. En effet, le spectacle de la misère est devenu d'une telle agression sur nos écrans qu'il importe d'en parler dans le langage de la raison, sans que quiconque ne se sente en droit de se défendre ni que certains se réclament du droit d'accuser. L'argument, défendable à la base, est que cette misère a été par trop cachée sous l'ancien régime et qu'il est naturel, impératif même, aujourd'hui de la montrer et de lui donner la parole. Pour l'honnêteté et pour l'objectivité, soulignons d'abord qu'il n'a jamais été nié qu'une portion de la Tunisie fût dans un statut social qualifié de l'expression « sous le seuil de la pauvreté », un euphémisme pour dire « dans la misère ». Le pourcentage déclaré était de 5 % environ, ce qui veut dire 500.000 personnes au moins. Allez programmer ce gens-là pour les émissions d'une dizaine de chaînes TV à raison de cinq jours par semaine, vous aurez à peu près 2500 émissions par an. Ce qui veut dire qu'il vous faudra 200 ans pour les faire passer tous à l'écran. Vous les inviteriez quatre à quatre, qu'il vous faudrait 50 ans pour venir au bout de votre intention. Cela se présente ainsi pour les chiffres de l'ancien régime, qui sont, selon les spécialistes, le résultat d'une application stricte des critères internationaux en la matière. Mais à partir de 2011, chacun a commencé à établir ses propres critères et l'on s'est retrouvé avec des pourcentages de citoyens « vivant dans la misère », basculant entre 20 et 30 pour cent. Cela paraîtrait dans la logique des divergences politiques et de leurs enjeux, mais cela ne saurait constituer un vrai débat serein et constructif sur la question. En tout cas, cela faisait et fait encore l'affaire des médias, et c'est alors la recherche du buzz, à qui mieux mieux. On semble oublier que l'insurrection de janvier 2011 avait « la dignité » pour maître-mot de son slogan et que la dignité est un tout. A la limité, la précarité matérielle, qui serait la raison première de sa perte, constituerait pour beaucoup la partie visible d'un iceberg dont le dessous est tout rempli de souffrance lourde et profonde, mais jalousement gardée au plus profond de soi, justement par souci de sauvegarde de la dignité. Certes cela ne se devrait pas car il faut que ces gens soient revendicatifs de leur droit à une vie digne et manifestent leur exigence que l'Etat fasse ce qu'il faut pour cela. Les médias et la presse peuvent jouer le rôle d'un adjuvant de cette action, un vrai stimulateur de la conscience militante, si cela est dans leur ligne éditoriale. Mais ils ne sauraient, moralement parlant et pour le respect de l'humanité de l'homme, faire de ce rôle une mise en scène pour un show où sont exhibées des pseudo-mendicités et qui, loin de rehausser l'image des pauvres invités, les transforme en acteurs d'un spectacle dont les dividendes se comptent en taux d'audimat et en bénéfices conséquents. Quel regret de voir des invités programmés pour dire, à bout de champ : « On ne m'a rien donné ! Je veux ceci, je veux cela, etc. ». L'animateur essaie alors désespérément d'obtenir un élément d'information ; il tente encore de remplir lui-même ce manque et il devient trop bavard, trop à l'écart des qualités professionnelles requises. Comme il faut des comparses dans tout spectacle, il y a aussi, presque à chaque fois, pour verser des larmes hypocrites, un des invités, un politique, un responsable ancien ou nouveau, de ceux-là qui ont eu ou ont le sort de ces gens en main. L'animateur a la pertinence de poser la question sur cette contradiction, et c'est alors la démagogie et la rhétorique qui l'emportent sur la tragédie même des malheureux venus faire le spectacle offert aux bien-vivants, par l'étalage de leur de misère. Le phénomène est franchement désolant dans des émissions où il y a peu de recherche et presque pas de concept cohérent ; mais il devient scandaleux que il s'empare d'émissions solidement conceptualisées, avec de grands moyens et une équipe de professionnels reconnus. Le plus déplorable, c'est qu'on se retrouve toujours avec les mêmes « misérables » offerts par la circonstance, pour les trimbaler sur tous les plateaux et devant tous les micros. La gestion de la pauvreté en général, de la misère en particulier, cesse d'être une opération d'humanité dès que le mercantilisme et l'opportunisme politique s'en mêlent. Puisse nos acteurs des médias s'en souvenir pour ne pas ternir un précieux acquis du changement de 2011 : la liberté de presse et d'expression.