Management & Nouvelles Technologies - Magazine On-Line : 20-1-2003 à 8:00 Opacité des entreprises, non assimilation des rouages de la libre économie et peu de rigueur des autorités de contrôle, sont les défis à relever.
Keynes disait il y a plusieurs années que « la prévision à court terme est fort difficile parce qu'on s'expose à être tout de suite démenti par les faits. Par contre, la prévision à long terme est fort aisée parce que dans le long terme nous serons tous morts ». Il est cependant de ces réflexions qui sont d'un réalisme pertinent, celle faite par M. Ahmed Abdelkafi, président du groupe Tunisie Leasing, à l'occasion d'un colloque international sur la libéralisation des services financiers.
Traitant des points forts du marché financier tunisien susceptibles de susciter un développement fort du marché, M. Ahmed Abdelkafi cite la législation et l'organisation qui sont en harmonie avec les meilleurs standards internationaux ainsi que les différentes structures mise en place comme le CMF, la BVMT et la STICODEVAM. Il cite aussi le cadre légal et réglementaire, parachevé par la création d'un système de garantie des opérations effectuées sur le parquet et la publication récente du statut des intermédiaires et des règles de fonctionnement des OPCVM.
L'autre point fort, cité par M. Abdelkafi, est la présence d'acteurs en mesure de faire fonctionner et d'animer le marché. 26 intermédiaires en bourse dont plusieurs dotés d'une capacité d'analyse et de recherche, une société de « Rating » installée à Tunis depuis 1997, 14 SICAV obligataires et 16 SICAV mixtes gérant au 30 septembre 2001 1,5 milliard de dinars, soit 29% des montants figurant sur les livrets d'épargne. Enfin, 45 sociétés cotées dont la capitalisation boursière s'élève à 3,5 milliards de dinars, soit 12,5% du PIB.
La bourse de Tunis remplit certes son office de fournir la liquidité au marché et les épargnants peuvent vendre et acheter des titres quasi immédiatement au prix du marché. "On est loin de la situation de pseudo marché qu'on a connu en 1996 où des épargnants ne pouvaient céder, à aucun prix, des titres cotés" indique A. Abdelkafi "Aujourd'hui, la loi de l'offre et de la demande fonctionne sans entraves pour fixer les cours et c'est peut être, le seul compartiment du secteur financier qui bénéficie réellement de cette caractéristique" précise-t-il encore. Le système actuel procure la liquidité qui confère aux placements en valeurs mobilières, une supériorité certaine aux yeux des épargnants sur toutes les autres formes de placement, mais il n'est pas encore parfait et nécessite beaucoup d'efforts et de persévérance.
Toujours dans le cadre des points forts, M. Ahmed Abdelkafi cite le régime fiscal des revenus de l'épargne placée en valeurs mobilières et le statut fiscal très moderne mis en place pour les sociétés cotées.
Traitant ensuite des points faibles et des freins au développement du marché, M. Abdelkafi les regroupe autour de trois points :
Le poids des habitudes, La faiblesse de l'épargne à long terme et l'insuffisante maîtrise de certains rouages cruciaux du marché.
"Le poids de l'habitude est peut être un des freins les plus importants au développement du marché" commente-t-il. Il explique cela par le fait que la Tunisie compte plusieurs centaines d'entrepreneurs qui, partis de rien dans les années 70 et 80 sont aujourd'hui à la tête de brillantes affaires dans l'agroalimentaire, le tourisme, le textile, les travaux publics, la promotion immobilière. "Tous ces entrepreneurs ont bénéficié du soutien des banques. Aucun n'a percé grâce au marché financier. Après plus de dix ans d'efforts, on ne connaît pas une seule affaire dont le succès ou le développement peut être attribué au marché financier et à la bourse" s'exclame le conférencier qui se pose même la question de "à quoi servent l'un et l'autre ? A la manière dont fonctionne aujourd'hui notre secteur financier, nos entrepreneurs ne voient pas très bien à quoi servent exactement le marché financier et la bourse".
Selon M. Abdelkafi, plusieurs banquiers considèrent la bourse, au mieux, comme un gadget et il ne le leur reproche pas. "Il suffit pour cela de voir le montant de l'épargne réellement mobilisée grâce au marché financier. En 2000, ce montant se limitait à quelques 27 millions de dinars, pour les actions et à 154 millions de dinars, pour les obligations, soit moins du tiers du produit du SAMOURAI levé par la BCT" témoigne-t-il.
"Dans ce contexte, nos banquiers ont perpétué l'économie d'endettement et continué à faire mine de croire que 25 à 40% de fonds propres sont amplement suffisants pour développer des affaires, même, si une partie de ces fonds propres est en fait de la dette contractée par le promoteur, sous forme de portages" termine-t-il.
Il donne ainsi "la preuve par trois" que les banques ne poussaient pas les entreprises à aller sur la bourse. Les entreprises elles mêmes, de type familial de surcroît, endettées et le poids des habitudes d'opacité et de non transparence aidant, ne trouveront pas par elles mêmes le chemin du marché financier. Le surendettement des entreprises explique, selon M. Abdelkafi, l'augmentation rapide des impayés des banques et a ralenti, malgré la profonde réforme fiscale, les progrès de la transparence comptable de nos entreprises. "Le problème est que pour se désendetter personnellement, il n'a souvent pas d'autres choix, que de mettre son entreprise à contribution, ce qui va l'obliger à la transparence des comptes, ce qui empêche beaucoup de brillantes entreprises de financer leur développement par le marché financier et la bourse. Ces entreprises vous diront : la bourse, c'est compliqué, ses délais sont trop long, nous pouvons nous procurer des capitaux à meilleur compte, beaucoup plus vite etc..., mais très souvent, la vraie raison c'est le poids des habitudes, d'un enchevêtrement inextricable entre les biens de l'entrepreneur et celui de l'entreprise".
Mais le poids des habitudes n'a pas eu de l'influence que sur les entreprises familiales. Il a aussi privé le marché financier de plusieurs entreprises qui, n'avaient pas ce handicap de la non transparence. "Je pense au programme de privatisation qui a servi dans d'autres pays y compris la France, comme une véritable rampe de lancement du marché financier et de la bourse" dit-il.
Le deuxième point faible réside dans la faiblesse de l'épargne intérieure à long terme et de la capacité d'absorption limitée de l'épargne extérieure. Et l'on remarque en effet qu'à part la CNSS et les SICAV, il n'y a pas ou peu de souscripteurs, les banques se contentant quant à elles, à des souscriptions à cinq ou à dix ans en les adossant à des dépôts à moins d'un an. La faiblesse du marché financier tunisien réside aussi dans "une certaine incompréhension des rouages et des ressorts essentiels d'un marché financier. Tout se passe en effet, comme, si nous avions terminé le gros uvre d'une belle construction et que nous peinions à prendre les nombreuses décisions nécessaires pour la doter des équipements et des finitions nécessaires pour lui faire jouer le rôle auquel on la destine".
Pour étayer ce point de vue, le président du groupe de leasing cite l'exemple des augmentations de capital des sociétés cotées, en comparant les modalités entre ce qui se fait à l'étranger et ce qui se fait en Tunisie. Selon cette comparaison, dans les marchés avancés, l'entreprise peut mobiliser des montants importants en émettant un nombre réduit d'actions nouvelles. Elle enrichit aussi ses fonds propres en fixant le prix de souscription à un prix voisin du cours et la prime d'émission substantielle qui en découle. Toujours selon M. Ahmed Abdelkafi, les augmentations de capital sont faites en Tunisie avec des primes d'émission symboliques, ce qui se traduit partiellement par une distribution de réserves, d'autant plus forte que l'écart entre le cours des actions anciennes et le prix de souscription des actions nouvelles est plus élevé. Et le conférencier de constater que "cette manière de faire est bien vue du chef d'entreprise qui peut boucler son opération sans difficultés. Elle est très appréciée aussi par les actionnaires, parce qu'elle leur permet, soit d'encaisser des droits, soit d'acheter de nouvelles actions en priorité nettement au-dessous du cours. Ceci explique que les annonces d'augmentation de capital sont accueillies par de véritables salves d'augmentation des cours. Mais ce faisant, l'entreprise n'a pas mobilisé des capitaux importants et le marché financier n'a pas joué son rôle essentiel qui est de canaliser l'épargne vers l'entreprise, ceci explique que toutes émissions primaires d'actions n'ont représenté que 27 millions de dinars en numéraire en l'an 2000, soit 1% de l'investissement privé. Au même moment, ces hausses artificielles fragilisent le cours en bourse".
Autre exemple rapporté par M. Abdelkafi, celui relatif au devoir d'information des entreprises cotées et où l'on ne verrait que "des chiffres sommaires, sans explications suffisantes et parce que la loi ne l'impose pas encore, des sociétés cotées ayant des filiales aux activités multiples publient des chiffres non consolidés sans aucune signification et rarement des business plans et des bénéfices prévisionnels". La conséquence en est une incapacité, pour les intermédiaires, de faire correctement leur travail dans un marché où, selon lui "l'intermédiaire qui sort le premier du troupeau, s'attire la foudre et devient un bouc émissaire".
Le président du groupe Tunisie Leasing termine quand même sur une note optimiste en évoquant l'avenir du marché. Cette évolution, il la lie à un progrès à faire en matière d'assimilation des rouages du fonctionnement d'une économie libérale et qui sont la transparence, le respect des règles de la concurrence et la rigueur des autorités de contrôle "qui ne peuvent plus être juges et partie".