La rupture du jeûne annonce, pour de nombreux Kairouanais, la promesse de bons moments à vivre ensemble. Un art de vivre qui a pour lieu les mosquées, les cafés, les magasins de tapis ou encore les «fernek» des hammams et les foyers. Chacun y trouve son compte en attendant le vacarme de «Boutbila». Pour Essahbi, agent à la municipalité de Kairouan, Kairouanais de père en fils, aucune ville tunisienne ne fête ramadan autant que sa ville natale. On y vit à l'heure d'un rythme particulier. De jour comme de nuit. Les nuits sont, à l'en croire, des plus agréables pour quiconque souhaite prendre du bon temps: «la grande chaleur de la journée oblige plus d'un à limiter les activités au travail, aux courses et au sommeil». Car «rares sont les habitants de la quatrième ville sainte de l'islam à ne pas veiller et à ne pas être gagnés par un désir ardent d'aller faire une sieste», lance Essahbi. La rupture du jeûne terminée, la plupart des Kairouanais se préparent à une longue soirée qui peut facilement se terminer au moment d'Al Imsek, le moment où, donc, le jeûne commence. Destination? Les mosquées pour faire la prière des «Tarawih» qui succède à celle d'«Al yicha», la cinquième et dernière prière de la journée. «Réserver» une table pour la soirée Et de ce côté, les Kairouanais ont l'embarras du choix. Une légende dit que Kairouan possède autant de mosquées que de jours de l'année: 365. Un chiffre exagéré. La ville n'en compterait pas plus que 130. N'importe! Il y a une mosquée à tout coin de rue. Ou presque. Certaines sont largement connues et sont visitées par quiconque se rend dans la ville. La Mosquée de Okba Ibn Nafaa, dite la Grande Mosquée, premier édifice musulman de tout le Maghreb, mais aussi celle du Barbier, Abou zomâa El Balaoui ou Essayed Essahbi, un accompagnateur du prophète Mohamed (qssl), qui accueille une magnifique medressa (école coranique) et la Mosquée dite des trois portes. Connue également sous le nom de Mosquée Ibnou Khaïroun, cette mosquée ferait partie des cinq mosquées traditionnelles de la ville. Elle se distingue par l'architecture de sa façade faite en pierre sculptée. Une partie des personnes qui quittent les mosquées au sortir des «tarawih» se ruent vers les nombreux cafés de la ville. Café Amor, au centre-ville, café Ayari, qui jouxte le centre commercial de Kairouan, café des vétérans, en sortant de la ville en direction de Tunis, là aussi ceux qui veulent passer un bon moment ont l'embarras du choix. Au café Amor, par exemple, le spectacle, c'est d'abord et surtout les jeux de cartes. Rami, belotte, chekouba, les quelque quarante tables de l'établissement sont prises d'assaut pratiquement quelques minutes après la rupture du jeûne. On raconte que des personnes «préposées» se précipitent très tôt pour prendre place. Elles s'installent, histoire de «réserver» une table pour la soirée en attendant l'arrivée de leurs amis. «En avoir pour tous les appétits» Le jeu de cartes est, en effet, un véritable spectacle. Rares sont les tables qui n'attirent pas les regards. La cohue est permanente. «Pourquoi ne pas avoir jeté l'As de pique», s'énerve Essayed, un habitué du café, à son ami Tijani. Tous deux opposent, dans une partie de chekouba, Khaled et Hamadi. De temps à autre, l'un des joueurs tape fort sur la table et rit à se décrocher la mâchoire tout en hurlant pour marquer l'obtention d'une «chekouba» qui va booster les points obtenus par les uns ou par les autres. Fuyant les regards des curieux, des Kairouanais aiment se réfugier dans les magasins de tapis et dans d'autres échoppes spécialisées dans la vente des produits d'artisanat pour jouer aux cartes. Entre amis. C'est le cas également de ceux qui se rendent dans les quelques «fernek» de la ville, lieux où on entreposait naguère le bois servant à chauffer l'eau des citernes des hammams, les bains maures. Comme le «fernek», Taktak fait partie intégrante du hammam du même nom, qui fait face à la place des martyres, à Bab El Jelladine. Médecin de la ville, Mohamed est de ceux-là. Chaque soir, il y va, accompagné d'un petit couffin où sa femme a placé une thermos pleine de café, une autre de thé, quelques morceaux de sucre, des gâteaux et un ou deux plats pour «passer la soirée». «Et chacun y fait de même. De sorte qu'il y en ait pour toutes les appétits», affirme-t-il. Un mélange d'amidon, d'eau et de sucre Même si les nuits, climat continental oblige, sont plus fraîches dans les coins et recoins de la ville, certains aiment, quand même, la quitter. Notamment pour se rendre dans les deux cafés, situés dans les emplacements réservés à deux enseignes de distribution de carburant, des «kiosques», comme on les appelle ici, soit des stations d'essence. La cafeteria de l'une de ces deux stations, située tout juste en face du siège, flambant neuf, du gouvernorat de Kairouan, couvre une grande surface et sert pratiquement de tout: le café filtre, largement apprécié dans la ville, l'«express», le «capucin» et des variétés de jus et de sodas. Mais pour apprécier les délices culinaires de Kairouan, il faut, sans doute, se rendre dans l'un des foyers de la ville. Ainsi, dans sa coquette maison de la médina de Kairouan, à quelques encablures du Mausolée de Sid Bou Fondar et de l'une des plus prestigieuses boulangeries de la ville portant le même nom, Hajja Chérifa, qui a rassemblé chez elle tous les membres de sa famille, dit ne pas vouloir sortir en ville. «Du moins pas encore», souligne-t-elle. «Nous le ferons au cours de la seconde quinzaine, lorsqu'il faudra aller acheter des vêtements pour la fête de l'Aïd El Fitr». A côté du café, du thé et du Makroudh, une des spécialités de la ville, Hajja Chérifa a déployé une crème qu'elle réussit le mieux: l'«Akid». Un mélange d'amidon, d'eau et de sucre qu'elle accompagne d'un peu de vinaigre et de safran et qu'elle fait chauffer sur la cuisinière. Avant de servir le tout refroidi avec des raisins secs et des amandes. En ces temps de transition démocratique, la discussion porte, quelquefois, dans les veillées autour de Hajja Chérifa, sur la situation du pays. L'occasion de se rappeler des souvenirs bien lointains, notamment la Seconde Guerre mondiale au cours de laquelle Hajja Chérifa a perdu sa mère dans un bombardement allemand du côté de la ville d'El Oueslatya, toute proche une trentaine de kilomètres- où son père est allé se réfugier pour éviter les affres précisément de la guerre. Il promène son corps dans toute la ville Ou encore de ce fameux 26 janvier 1987, date du mariage «bâclé», pour raison du couvre-feu, de son fils aîné, Hassan. «Une cérémonie de signature du contrat du mariage à Sidi Essahbi, et puis s'était fini. La cérémonie de la nuit de noces devait se dérouler à Sousse. Nous n'avons pas pu nous y rendre», conclu-t-elle sur ce chapitre. La discussion se prolonge, souvent, jusqu'à Al Imsek qu'annonce le bruit de «Boutbila». Ce personnage haut en couleur, véritable horloge ambulante, vient réveiller les habitants de la ville pour le «shour», ce repas, plus ou moins frugal, qui se doit d'être «honoré par tradition, mais aussi pour pouvoir tenir le coup le lendemain», commente Hajja Chérifa. Le Boutbila à Kairouan n'est pas loin s'en faut- une exclusivité de la Médina. Il promène son corps dans toute la ville. Y compris dans les quartiers résidentiels comme celui d'El Mansoura ou dans le quartier dit Mohamed Ali, du nom du grand syndicaliste tunisien. Avec pour toute arme et tout bagage, un tambour sur lequel il frappe fort, aux portes et fenêtres, pour réveiller le maximum de personnes. Un personnage indissociable des nuits du mois de ramadan à Kairouan. «Mais que l'on reverra à l'Ad El Fitr, cette fois-ci en plein jour, faisant sa tournée pour réclamer son dû: des gâteaux et un peu d'argent pour récompenser ses efforts. Sans se départir de son tambour», annonce Hajja Chérifa, qui estime qu'il est maintenant bien temps de manger un petit quelque chose et d'aller se coucher.