On aura attendu qu'elle meure pour la prendre au sérieux... Refka, 26 ans, a succombé dimanche aux tirs de son mari. Six coups de feu sortis d'une arme de service qui devait servir à protéger les citoyens, tirés par celui avec lequel elle partageait sa vie et celle de ses enfants. Paix à son âme.
Celle qu'on ne connaissait pas, il y a à peine quelques jours, est devenue un slogan aujourd'hui. Le nom donné à une violence tue et, pourtant, si ordinaire. Pourquoi sommes-nous choqués aujourd'hui ? Des Tunisiens sont en émoi après ce crime abject alors que la société toute entière couve ce genre de comportement et lui donne un cadre décomplexé. Si on continue à faire les mêmes choses en pensant obtenir des résultats différents, c'est que nous sommes soit naïfs, soit stupides. Ou plutôt les deux à la fois.
Le fait est là. On évoque la situation de la femme tunisienne comme optimale et on nous répète que nous devrions être satisfaites et fières car nos voisines dans les pays arabo-musulmans nous jalousent. Les femmes tunisiennes ont le droit de voter, de conduire, de se marier, de divorcer, de voyager, d'avorter, de briguer de hauts postes et de ne pas être lapidées pour adultère. L'époux tunisien n'a pas le droit de congédier sa femme, ni d'en épouser trois autres. Elle a le droit de choisir le régime de partage des biens qu'elle souhaite et obtient des dédommagements en cas de divorce. Nous vous remercions chaque jour pour ces privilèges que vous nous avez accordés.
Mais la loi, si belle et si incomplète soit-elle, ne protège pas toujours les femmes au quotidien. Comment porter plainte pour viol, si on fait tout pour vous persuader que vous êtes la première fautive ? Comment faire reconnaitre le viol conjugal, si des avocats eux-mêmes le qualifient d'ovni inexistant ? Comment obtenir protection contre un époux violent, si on vous fait croire que frapper est naturel pour un homme qui perd patience et que c'est à l'épouse de veiller à l'harmonie et à la solidité d'un foyer ? Comment éduquer ses filles en leur apprenant leurs droits, si la société entière leur répète qu'elles sont fragiles, diminuées et qu'elles doivent baisser la voix et se plaindre en silence ? Comment apprendre à nos garçons le respect et l'égalité, si la société entière leur inculque qu'un homme est par définition un prédateur et qu'il importe peu qu'il soit violent car « c'est un homme après tout » ? Une loi dont les articles avec lesquels on nous bassine ne sont pas toujours réellement appliqués…
Dans les faits, notre société est responsable de ce climat anxiogène et violent que nous vivons chaque jour. La mort de Refka, fusillée par son mari. La jeune femme écrasée hier à Hammamet par un mari en colère. Ceux qui estiment qu' « un mari a le droit de corriger sa femme », que « la femme doit obéissance à son mari », que « c'est à elle d'être patiente et résiliente peu importe la manière avec laquelle il la traite », ceux qui répètent à une femme battue qu'elle « doit ravaler sa fierté et retourner chez elle », qu'un mari « a le droit d'être adultère ou violent », qu'elle « doit se montrer patiente et compréhensive pour la paix de ses enfants et celle de son foyer ». Comment devenons-nous si on nous apprend depuis l'enfance que le mariage est une finalité, un but en soi, et qu'une fois mariées, protégées par la tutelle d'un homme, nous devons tout faire pour ne pas s'en défaire, quitte à perdre sa tête, sa dignité, et parfois même, sa vie ? Comment devenons-nous si on nous martèle dans des émissions à grande audience et dans des feuilletons télévisés, qu'un viol n'est pas grave si la victime n'est pas vierge. Qu'un homme violent n'est pas motif de rupture. Qu'un parent sexuellement agressif, n'est pas une personne toxique qu'il faut éviter et contre laquelle il faut porter plainte. On devrait apprendre à nos filles et à nos garçons qu'une main aux fesses dans la rue ou dans les transports n'est pas un geste anodin. Que les femmes ne sont pas des "hystériques" si elles réclament des droits et que les hommes ne sont pas virils s'ils s'expriment par la violence. Qu'être féministe n'est pas un gros mot, qu'il ne s'agit pas de dénigrer l'homme mais de le considérer comme un partenaire, qui a lui aussi ses faiblesses et sa fragilité, qui peut demander de l'aide et se faire épauler et qu'il n'a pas besoin d'user de testostérone pour se faire entendre.
Refka est plus qu'un nom, elle est devenue tout un slogan. Celui de toutes celles à qui on a demandé de se taire et qui l'ont payé de leurs vies. Celui de toutes celles à qui on a martelé qu'elles avaient de la chance et qu'elles devaient, ainsi, fermer les yeux sur les gifles qu'elles prennent et les yeux au beurre noir qu'elles essayent de cacher. Refka n'est pas la première et elle ne sera certainement pas la dernière si nous continuons à agir tel que nous le faisons chaque jour…parfois même sans nous en rendre compte…