Ils pensaient que ça allait mal se passer. Ils étaient persuadés que les gens allaient avoir peur. Que les magasins qui n'ont pas encore été saccagés n'allaient pas ouvrir leurs portes. Que les quelques boulangers qui auraient le courage de faire du pain seraient très vite dans le pétrin car une foule d'affamés se serait déchaînée et aurait tout réduit en miettes. Ils ont parié sur un peuple qu'ils jugeaient lâche, désorganisé, affamé et apeuré. Que non ! Le peuple avait tout démenti hier. Ce sont même de nouveaux Tunisiens qui se sont réveillés. Qu'est-ce qu'ils étaient beaux ! Il y a trois jours à peine, ils étaient descendus dans la rue réclamer leur dû, dignité, liberté et démocratie. Hier, non moins héroïques, ils ont défié tous les pronostics et toutes les craintes. D'abord ils étaient à leur boulot, à leur bureau. Ensuite, dans un civisme irréprochable, ils étaient là à attendre calmement leur tour dans des files d'attente élégantes devant certains commerces, notamment les boulangeries et les épiceries. Il y avait de tout : du poisson, des pommes, du lait, des couches, du chocolat et même, tenez-vous bien, des roses. Oui, des roses, parce que ce fleuriste de Lafayette était lui aussi ouvert en ce lundi mémorable. Il a sorti ses plus belles roses, couleur rouge Tunisie. "Personne n'a acheté mes fleurs. Mais moi si j'ai ouvert, ce n'est pas tellement pour vendre des fleurs, mais pour crier haut et fort : la vie continue et nous sommes ouverts". Oui, ouverts, et lui il l'a dit par des fleurs. lls pensaient que ça allait mal se passer. Et voilà que tout s'est bien passé, et plus personne n'a peur de rien.