La torture n'a pas commencé avec Ben Ali, elle a été pratiquement systématisée comme un moyen de lutte contre les partisans de Salah Ben Youssef, lequel était «coupable», aux yeux de Bourguiba, de «vouloir créer la discorde et diviser le pays» après son refus de l'autonomie interne et de toute négociation et discussion à ce sujet. En venant, par exemple, soutenir son point de vue devant les congressistes lors du congrès de Sfax, le 15 novembre 1955. Rappelons que les chemins des deux leaders se sont séparés quand Ben Youssef a désavoué l'autonomie interne, signée le 3 juin 1955, que Bourguiba considérait comme une première phase, marquant le processus de la politique des étapes qui lui était si cher, pour accéder, enfin, à l'indépendance définitive. Une fois cette indépendance, objet du désir, obtenue, le 20 mars 1956, Bourguiba ,devenu Premier ministre et président du Conseil, n'avait qu'une idée en tête : construire un Etat moderne et mettre en pratique le projet de société que méritait la nouvelle Tunisie indépendante. Mais pour cela il fallait, selon lui, éviter toute dissension et unifier le pays, quitte à utiliser l'extrême violence pour éradiquer les contestataires et les affidés au Youssefisme. Pour en savoir plus, donnons la parole à M. Béchir Turki, auteur de «Ben Ali le Ripou» et ancien directeur de la direction des transmissions du ministère de la Défense nationale, de 1959 à 1974, et celle du ministère de l'Intérieur de 1974 à 1977. Les révélations sont stupéfiantes, abasourdissantes. «Sans perdre de temps, tout en s'attelant à la construction de l'Etat, Bourguiba donne à l'éradication du Youssefisme un style nouveau. Coup sur coup, il obtient, le 18 avril 1956, la tunisification intégrale des services de sécurité puis, le lendemain, le 19 avril, il fait promulguer par le Bey deux décrets, l'un créant une Haute Cour de justice, l'autre prévoyant des indemnités susceptibles d'être allouées aux membres des comités de vigilance. L'activité des vigiles est ultrasecrète. Elle est centralisée dans un vieux local, labytrinthe de galeries et de couloirs, de trappes, de puits et de caves, situé rue de l'Obscurité ou «Sabatt Edhlam», dans la Médina de Tunis. On y accède par le boulevard Bab- Benat, via rue Bir Lahjar. Ce local est en fait un lugubre traquenard. Il attend et accueille ses proies dans le noir, l'obscurité effrayante et le silence angoissant. On ne peut mieux choisir pour abriter des chambres de torture. De ce quartier général (Q.G.) sinistre et macabre où les «visiteurs» sont pratiquement happés, on ne sort jamais. Le trébuchet se referme impitoyablement. Parfois le voisinage entend des hurlements inhumains de douleur et des cris atroces de frayeur. Parfois des âniers font sortir de ce lieu sinistre de gros sacs maculés de sang qu'ils chargent sur leur âne. Quand j'ai mené mon enquête, en 2004, des riverains, encore en vie, de «Sabatt Edhlam», ont apporté leur témoignage, remontant le temps, se remémorant et confirmant, d'un air impressionné, malgré le passage des années, «les cris et hurlements» ainsi que la présence d'âniers chargeant des sacs maculés de sang. Dans ce «centre» de torture officiaient les «maillons» de la chaîne : le pourvoyeur, qui envoie les victimes soupçonnés être des Youssefistes dans ces centres de la mort, en leur faisant croire qu'ils y trouveront de l'aide et du travail, l'assistant qui accueille l'envoyé et enfin l'égorgeur qui faisait le sale boulot. Pour faire disparaître les corps, on les plongeait dans un bain d'acide. Faute d'acide, on se servait d'ânes pour transporter les sacs contenant les corps des exécutés découpés en morceaux. Une autre espèce de tueurs agissant en groupe ou en solitaire ratissent le pays et éliminent tout opposant préalablement désigné. Le coup de main est furtif et ne laisse aucune trace, aucun indice. Que conclure ? L'on pourrait, certes, trouver monstrueux le recrutement d'hommes de main par le pouvoir. Or l'histoire nous l'enseigne : toutes les révolutions et tous les mouvements de résistance ont eu recours aux mêmes méthodes de lutte et d'épuration. La répression impitoyable du Youssefisme a finalement sauvé la Tunisie, à l'aube de son indépendance, d'une guerre civile. Bourguiba l'avouera lui-même mais à demi-mots. Il déclarera avoir sacrifié «le peu» pour sauver «le tout». Venant d'un chef d'Etat, de surcroît juriste de formation, l'aveu, voire la confession est surprenante. Son devoir n'était-il pas plutôt de faire rechercher le ou les assassins et de les faire traduire en justice ? Il y a même plus étonnant : Bourguiba avait ordonné, à plusieurs reprises, à l'Armée tunisienne — à peine née — de combattre les Youssefistes et autres rebelles réfugiés dans les montagnes du Nord et du Nord-Ouest du pays. Pire est cette demande de Bourguiba à l'autorité française, peu après l'indépendance du pays, pour que l'armée d'occupation, encore présente dans le pays, l'aide à exterminer les partisans de Ben Youssef terrés dans les djebels du Sud. Le Haut commissaire de France acquiesce. Il utilise, pour répondre au vœu de Bourguiba, les unités du 8e Régiment des tirailleurs appuyés par l'aviation et l'artillerie. Ce sont, donc, des soldats tunisiens qui ont été utilisés pour pourchasser des civils tunisiens. Les pertes ont été lourdes des deux côtés. Le Bey ayant eu vent de cette affaire protesta auprès du Haut commissaire de France, ce qui n'a pas, du tout, été apprécié par Bourguiba qui tenta de renverser la situation en sa faveur en accusant le Bey de vouloir garder la sécurité du pays sous tutelle de la France. Pour ce, il demanda à Tahar Ben Ammar un témoignage écrit qui le blanchirait de toute accointance avec la France, mais celui-ci refusa net. Ce sera là l'origine de la vindicte du leader à la fois contre le Bey et contre le signataire du protocole d'accord de l'indépendance». Ce sont là les faits cruels et les péripéties douloureuses de l'histoire de la torture et de l'élimination physique dont ont souffert les martyrs de la décolonisation du temps de la résistance contre le colonisateur et les Youssefistes dès l'autonomie interne de la Tunisie. La torture fut ensuite érigée en système aussi bien sous Bourguiba que sous Ben Ali.