Qui n'a pas connu, de près ou de loin, parmi les gens de tout âge et de toute condition, Sid Ahmed Djellouli ? Sa présence était sollicitée dans toutes le cérémonies officielles, les fêtes religieuses, les funérailles et les contrats de mariage. En invité de marque, il se distinguait par sa silhouette familière, sa belle allure et son aspect élégant. Son burnous immaculé garni de passementerie, sa haute coiffe d'un rouge écarlate, pourvue d'un galon épais et noir et sa fine moustache rehaussaient sa prestance et lui donnaient plus d'éclat. Mais en plus de son attrait physique, de sa courtoisie,il était surtout remarquable par son érudition, sa culture étendue et l'alacrité de ses propos. Tous ceux qui l'ont fréquenté découvraient en sa personne un véritable gentilhomme, doté de tant de noblesse et de générosité. Ses auditeurs étaient ravis de l'écouter, tant il possédait l'art du discours. Il intéressait l'assistance, citant à profusion, sans faillir, des passages entiers puisés dans les traités d'histoire et que sa mémoire prodigieuse avait intégralement retenus. Il ne confondait jamais les dates chronologiques, ne se trompait jamais sur les généalogies, relevant des éléments précieux sur des événements importants auxquels il avait assisté, évoquant des faits et gestes d'hommes célèbres qu'il avait côtoyés. Quiconque voulait s'informer sur le passé de la médina, sur ses bonnes traditions, sur les us et coutumes de ses habitants, devait infailliblement s'adresser à lui. C'est que ce personnage, que tout le monde estimait, était féru d'histoire. Il était fin connaisseur de cette longue période, très tumultueuse, au cours de laquelle la dynastie husseinite avait régné, deux siècles et cinquante deux années durant, sur la Tunisie. Période pourtant lointaine, marquée par le protectorat français, et qui s'acheva avec l'Indépendance de notre pays, il y a de cela plus d'un demi-siècle. Si les jeunes générations n'ont point connu ces temps révolus, les événements qui s'y déroulèrent, les personnages importants qui y vécurent devenaient si familiers, si attachants et si proches pour tous ceux qui écoutaient Ahmed Djellouli relater, par le menu, les hauts faits, les dénouements et les péripéties de l'Histoire, brossant d'authentiques portraits de princes, de dignitaires ou de clercs, évoquant à leur sujet des anecdotes amusantes et pittoresques, donnant ainsi à ses propos plus de teneur et de véracité. La connaissance des événements du passé, des faits relatifs à l'histoire d'un peuple, d'une nation, étaient jugés par lui dignes de mémoire. Il s'évertuait à dire que l'on ne peut construire le futur que sur les solides bases du passé, et qu'oublier son passé, c'est s'oublier soi-même. Un jour, il cita à juste titre cette phrase d'Anatole France : « Le présent est aride et trouble, l'avenir est caché. Toute la richesse, toute la splendeur, toute la grâce du monde est dans le passé ». Mémoire vivante de la Tunisie du temps des Beys, il a hérité de son entourage familial une large culture. Il appartenait à l'une des familles patriciennes des plus prestigieuses où étaient durant longtemps recrutés toute une lignée de notable makhzen, caïds et ministres. Mais il avait surtout acquis son épanouissement spirituel grâce à ses connaissances livresques. Il fut un grand collectionneur d'ouvrages de grande valeur, de manuscrits anciens, de revues ayant trait à l'histoire tunisienne, mais aussi d'albums de photographies souvent inédites qu'il déployait avec soin, s'ingéniant à identifier, d'une manière précise, les portraits d'hommes disparus qui y sont représentés. Toutes ces collections étaient rangées dans les alcôves et les chambrettes de son fastueux palais, le Dar Djellouli (sis rue du riche à la médina de Tunis) que don bisaïeul, Mahmoud, caïd de Sfax et de Sousse et conseiller de Hamouda Pacha, avait acheté et aménagé à la fin du XVIIIe siècle. Tous ceux parmi les habitués ou parmi les chercheurs en quête de documentation venaient découvrir ce riche patrimoine. Ils étaient accueillis avec autant d'empressement et de bienséance, car le maître des lieux savait recevoir en grand seigneur. Seul enfant mâle, Ahmed naquit en 1930 dans la demeure ancestrale qu'il avait d'ailleurs occupée sa vie durant. Il vécut son enfance, avec ses cinq sœurs, dans l'opulence et l'amour des siens. Son père, Lahbib Djellouli, était ministre de la plume puis ministre de la Justice en 1943. Son grand-père, Ali, appartenait à la génération de tous ceux qui avaient assisté à l'installation du protectorat. Il était lui-même le fils d'Hassan Ibn Mahmoud Ibn Bakkar Ibn Ali Ibn Farhat. Ce dernier, contemporain des Mouradites, mourut à la fin du règne d'Ibrahim Chérif. Quant à la mère de Ahmed Sarra, elle appartenait à l'illustre famille de magistrats, les Ben Achour ; elle était la fille de Mohamed (ancien président de l'administration des Habous) et la sœur du grand savant Tahar Ben Achour. Dès l'âge de vingt cinq ans, Ahmed fut nommé Khélifa (fonctionnaire de l'administration régionale) de Béja (1954 -56) puis de Mjez El Bab. A l'issue de la proclamation de la République, il reprit son activité en tant que directeur de Monoprix (1960-72) puis directeur de la Stil (1977-90). Durant sa retraite, il ne renonça pas à sa vie mondaine. Très fidèle à ses proches et à ses amis, il demeura un homme du monde accompli. Et lorsque la mort inexorable vint le ravir, après une brève maladie, il s'éteignît dans la paix du Seigneur, confiant d'avoir assisté à l'avènement d'une ère nouvelle dans l'histoire moderne de sa chère patrie, à laquelle il s'était tant dévoué, une ère aspirant à plus de liberté, de justice et de prospérité. Khaled Lasram (Universitaire et artiste peintre) *Je dois à mon ami Mohamed Djellouli, neveu du défunt Ahmed Djellouli, des renseignements au sujet de l'histoire de sa famille. Je le remercie vivement.