Par Khaled TEBOURBI Comme un début d'accalmie. Pourvu que cela dure. Curieux, mais l'affaire Errajhi, dont on a pu escompter le pire, semble, au contraire, avoir remis de l'ordre dans les esprits. La police traque résolument les casseurs, les agents municipaux ne font plus grève, les partis politiques s'activent enfin, surtout, plus rien ne bloque entre le haut comité et le gouvernement : le chemin des élections est balisé, on va droit vers la Constituante. Bien sûr, rien n'est définitivement acquis. Restent les remous de la magistrature. Reste le conflit qui oppose les avocats aux notaires et aux experts comptables. Reste la grogne impatiente des régions. Restent les incidents de frontières avec la Libye. Reste le tourisme qui compte ses pertes. Restent les finances de l'Etat que l'on dit s'amenuiser à vue. Reste, par-dessus tout, la part d'inconnu que nous réserve, demain, la démocratie et qui ne dépend pas que d'un bulletin que l'on glisse dans l'urne, il nous appartiendra de prouver si nous la désirons vraiment. «Vaccum» absolu Que contestent les magistrats ? A première vue, le procès que le ministère de la Défense veut intenter contre Farhat Errajhi. Ils disent que ce n'était que du «domaine de la libre opinion» et en aucun cas un «fait tombant sous le coup de la loi». Mais ce sur quoi ils s'appuient a essentiellement rapport avec la procédure elle-même. L'institution militaire réclame la levée de l'immunité de Farhat Errajhi. Or, l'instance qui doit en décider n'est autre que le conseil supérieur de la magistrature constitué sous l'ancien régime et présidé par un ministre du gouvernement provisoire. Sous cet aspect-là, plus question de «soutien corporatiste», plus question de qualification, plus question même de décider qui a tort ou qui a raison. C'est à une impasse juridique, constitutionnelle voire, que l'on se trouve confronté. Le ministre de la Défense a beau invoquer la gravité des offenses faites à l'armée, le ministère de la Justice et le gouvernement ont beau partager sa position, un préalable de légitimité pèse incontestablement sur le conseil supérieur de la magistrature. Pour que la levée de l'immunité devienne légale, il faudra que ce conseil soit élu directement par ses pairs. Il faudra, aussi, que la dépendance hiérarchique de la magistrature soit réexaminée. Il y va du sacro-saint principe de la séparation des pouvoirs. A défaut, et c'est hélas toujours le cas, l'affaire, si tant est que l'on s'y accroche encore, devra rester en suspens. «Vaccum» absolu. Empoignades inutiles Flambée corporatiste, en revanche, entre avocats, notaires et experts comptables. «Tous contre tous», titrait fort justement notre collègue Soufiane Ben Farhat (La Presse du 15-05-2011). A un moment où le pays vit des difficultés de sécurité et d'économie, ces empoignades sectorielles paraissent pour le moins déplacées. Et le plus inquiétant c'est que le gouvernement semble vouloir prendre parti. Résultat : encore des sit-in, encore des pertes matérielles et des pertes de temps. A vrai dire, rien ne presse, là non plus. D'ici à la Constituante et à la mise en place d'un gouvernement et d'une assemblée élus, une consultation interprofessionnelle pourra être engagée, d'où pourra ressortir un texte commun définissant, avec soin et équité, les attributions de chacune des trois corporations. Mais se précipiter comme on le fait, presque «à la sauvette», c'est ajouter du désordre à la confusion. C'est, surtout, aiguiser inutilement la défiance des acteurs économiques. Et Dieu sait que l'on n'en a nul besoin. D'une nature à une culture C'est Tocqueville, si l'on ne s'abuse, qui a averti, le premier, sur les risques de trop compter sur l'acte du vote dans l'édification de la démocratie. La démocratie naît dans les têtes avant de s'exprimer dans les urnes, observait-il. Précieux conseil qui devrait nous intéresser de près à l'approche du 24 juillet. On entend souvent nos élites répéter que parvenir aux élections de la Constituante c'est «atteindre les rivages du salut». L'expression est belle, mais elle peut n'être que formule. Mieux vaut se montrer un peu plus réaliste, un peu plus circonspect. La transition démocratique a été un test pour nous tous. Nous avons constaté à quel point nous y avons donné libre cours à notre individualisme, à nos revendications effrénées, à nos égoïsmes démesurés. Le plus sage, aujourd'hui, est de savoir en tirer leçon. Il nous faudra sans doute, avant, autant qu'après les urnes, passer d'une «nature» à une culture. Il nous faudra probablement faire violence sur nous-mêmes, sur nos désirs et sur nos ego, pour mériter et profiter de la société libre, juste et solidaire dont nous avons été privés pendant plus d'un siècle de colonisation et de dictature. C'est dans nos têtes, seules, que réside le secret du salut.