Par Mohamed Ridha BOUGUERRA Et maintenant que le Premier ministre a parlé et la date des élections de l'Assemblée constituante a été ainsi définitivement fixée au 23 octobre, que la bombe autour de cette question se trouve donc logiquement désamorcée, que la polémique artificiellement entretenue ces derniers jours et la crise politique qui en a résulté sont devenues sans objet, que nous reste-t-il à faire au cours des quatre mois et demi qui nous séparent de l'échéance électorale tant attendue ? Le dur langage de la vérité M. Caïd Essebsi l'a déclaré sans ambages : il faut retrousser nos manches et nous mettre au travail sans délai pour sauver les meubles car il y a péril en la demeure ! Il nous a avertis sans détour et sans langue de bois qu'il faut nous rendre tous à l'évidence et reconnaître que notre économie est actuellement sinistrée, nos emplois sérieusement menacés et, partant, l'avenir du pays dangereusement compromis. Il y va non seulement de l'image du pays à l'étranger et de la viabilité même de la Révolution, mais, davantage encore, et plus prosaïquement, de notre train de vie, de notre pouvoir d'achat, de notre pain quotidien si l'on préfère. Exagération alarmiste, diriez-vous à propos de tout cela. Regardez alors le secteur fort malmené du tourisme qui licencie en ce début de haute saison au lieu de recruter comme à son habitude. Ecoutez le point de presse des représentants des ministères et méditez les chiffres officiels des entreprises étrangères qui ont mis la clé sous la porte et quitté le pays -- ou reportez-vous encore aux taux de la baisse catastrophique de la production des mines de phosphate au point que nombre de nos clients habituels se sont tournés vers nos concurrents. Il nous faut donc dire et répéter inlassablement que la démocratie n'est pas l'anarchie, qu'il n'y a pas de démocratie sans travail et sans la dignité, apanage de toute personne active. Il nous faut reconnaître aussi qu'une jeunesse sans travail et un pays sans une saine économie, c'est la porte ouverte à l'insécurité et à l'instabilité politique, voire, qu'à Dieu ne plaise, au retour de la dictature. Nos martyrs se seraient-ils inutilement sacrifiés ? Sommes-nous prêts à accepter la perte irrémédiable des acquis inestimables de la Révolution en matière de libertés essentiellement ? Impatience suspecte et dommageable A écouter les réactions recueillies à chaud dans la matinée de mercredi 9 juin, à la suite de l'allocution du Premier ministre, ces évidences ne semblaient pas aussi… évidentes pour certains acteurs de la scène politique comme on pourra en juger ici. Aussi doit-on, me semble-t-il, faire une publicité particulière à certaines déclarations choisies dans le flot incessant des informations de cette journée, et cela en raison des répercussions potentielles qu'elles risquent d'avoir dans un avenir proche. Ainsi, à la question d'un speaker sur une chaîne de la Radio nationale à propos de l'arrêt des grèves, sit-in et autres obstacles à la reprise normale de l'activité économique, le secrétaire-général de l'Ugtt a refusé de déclarer d'emblée son hostilité à tout ce qui serait en mesure de nuire à notre économie. Il a, par contre, longuement tourné autour du pot, usé de confuses circonlocutions et établi de spécieux distinguos d'où il ressort clairement qu'une suspension des arrêts de travail, un moratoire sur les grèves, une trêve sur le front social ne sont pas à ses yeux à l'ordre du jour actuellement. Pour résumer ses propos, on peut dire que, loin de déclarer toutes les grèves, quels qu'en soient les motifs, contre productives aujourd'hui, sur les plans économique et social, M. Jrad considère qu'il y a des mouvements syndicaux qui se justifient dans la mesure où ils seraient un moyen de hâter la mise en application de promesses et d'échéanciers antérieurs. Est-ce vraiment trop s'avancer que de voir dans cette déclaration une justification anticipée, voire un encouragement à de mouvements sociaux à venir ? Faudrait-il voir dans ces propos des menaces à peine déguisées adressées au Gouvernement provisoire ? M. Jrad a-t-il sérieusement oublié que tout le monde s'accordait à voir en lui, toutes ces dernières années, un frein à l'organisation des grèves du temps de Ben Ali ? Alors comment expliquer, dans les circonstances qui sont les nôtres, sa soudaine conversion à une action syndicale ferme et vigoureuse ? Après avoir mis efficacement (!) durant des années une sourdine aux revendications salariales et maintenu avec force le couvercle de la marmite sociale ne le voilà-t-il pas maintenant comme incapable de contenir ses troupes quatre mois supplémentaires ! Mieux encore, il se montre d'avance plein de compréhension envers les éventuelles futures suspensions de travail. Nous avons, malgré nous, attendu pendant tant d'années la satisfaction de nos bien légitimes revendications. Nous est-il vraiment impossible de patienter quelques mois encore afin d'aider au difficile passage du cap de la transition démocratique et à l'établissement d'une véritable légitimité politique ? Est-ce ainsi que M. Jrad compte apporter le concours de la vaillante centrale syndicale de feu Farhat Hached aux relevailles d'une Tunisie qui vient d'accoucher d'une splendide Révolution pacifique et démocratique et qui se trouve aux prises avec une délicate transition politique ? Vouloir trop en faire, justifier l'injustifiable et montrer de la compréhension, voire même de la mansuétude, pour des conduites qui nuisent à l'intérêt supérieur de la nation, n'est-ce pas là un comportement suffisamment révélateur d'un dessein politique secret peu louable et quelque peu suspect même ? M. Jrad ne devrait-il pas mieux se souvenir que l'Histoire ne pardonne pas et qu'elle enregistre tout, comme elle a déjà retenu ses louanges dithyrambiques à l'adresse de l'ancien dictateur et que vient opportunément nous rappeler une vidéo largement diffusée actuellement sur Facebook ? Surenchères révolutionnaires et desseins douteux Des motivations fort différentes peuvent conduire à épouser des attitudes politiques toutes, au final, aussi préjudiciables les unes autant que les autres à la stabilité et à la sécurité du pays. Ainsi, le parti nouvellement créé de la justice et du développement (adâla wa tanmya) a fait part, le même jour et sur la même chaîne de radio, de son intention d'appeler à manifester contre le gouvernement provisoire auquel il reproche de ne l'avoir pas associé aux récentes consultations et auquel il conteste même la liberté de reporter les élections au 23 octobre ! Le responsable de ce parti préconise plutôt début septembre pour l'organisation des élections, ce qui impliquerait une campagne électorale durant le mois de Ramadan ! Suivez mon regard, dirait le Canard enchaîné ! A vrai dire, le parti adâla wa tanmya n'est cité ici que comme un exemple parmi d'autres de cette absence chez certains du sens des responsabilités et de la hauteur de vue qu'exige le moment historique que nous vivons. Certes, le pullulement de partis politiques suscité par la Révolution traduit, selon les observateurs de la chose publique, la bonne santé de la classe politique tunisienne. Il y a lieu de se demander, cependant, selon quels critères ont été autorisés certains partis croupions, parfaites doublures du RCD et dont au moins un s'est affublé du titre de destourien alors qu'il a pour animateur en chef un ancien cadre du RCD, parti où il a occupé maints postes de responsabilité à côté de ses fonctions de gouverneur. Si le ver est ainsi dans le fruit, faut-il s'étonner alors de voir de temps à autre surgir des flambées de violence comme celle qui vient d'endeuiller Métlaoui où, d'après des sources sécuritaires, un ancien délégué, un cadre syndicaliste et des responsables Rcdistes ont été arrêtés pour leur implication présumée dans les derniers troubles ? Si la question « Et maintenant ? » implique le sens de l'effort exigé de tous les vrais patriotes aujourd'hui, est-ce avec tous ces rescapés de l'ancien régime, dont certains font assaut de zèle révolutionnaire pour mieux cacher leurs menées contre la Révolution en marche, que nous pourrons construire la Tunisie moderne et prospère à laquelle nous aspirons, c'est-à-dire une Tunisie ouverte, tolérante, égalitaire et démocratique ?