En Tunisie, depuis plusieurs années, une catégorie de la société tunisienne se fond dans le paysage social sans que personne ne se soucie d'elle. Il s'agit de ces séniors de plus 70 ans qui cravachent dur au quotidien pour gagner leur pain sans se soucier des conditions déplorables de leur travail. On les voit un peu partout, dans les stations de métro en train de vendre des chewing-gum ou du kaki, aux arrêts de bus pour vendre des mouchoirs en papier ou devant les écoles primaires. Portrait de trois séniors du côté de la ville de Nabeul, représentants d'une classe très marginalisée, mais très répandue sur le territoire tunisien, et qui ne demande rien, sinon vivre dignement! Daoud Gharbi est né en 1928. C'est un vendeur ambulant d'œufs bouillis que l'on peut rencontrer dans les rues de la ville de Nabeul. On l'a rencontré un certain vendredi soir à une heure un peu tardive, vers 22h30. Le petit bonhomme d'1,58m, courbé en deux avec ses deux seaux en plastique remplis d'œufs durs et bouillis, retient notre attention. Bay Daoud ("père" Daoud, en langage tunisien familier), comme aiment l'appeler les Nabeuliens, nous raconte son histoire : «Depuis 1973, j'ai commencé à pratiquer ce métier. En effet, à cette époque, j'avais 45 ans et j'étais un simple fonctionnaire au comité culturel de la ville, où j'occupais le poste de concierge de la librairie de l'église. Je nettoyais les lieux et, à mes heures libres, comme beaucoup de Nabeuliens, j'étais nattier. Mais avec un salaire de 70DT et une famille à nourrir, composée d'une fille et de trois garçons, j'étais contraint d'arrondir mes fins de mois en ayant un troisième job : la vente des œufs». Il poursuit : «Bien que je sois à la retraite depuis 22 ans, je me réveille chaque jour à 4h00 du matin. Je remplis la marmite pour préparer les œufs et, vers 6h00 du matin, ma tournée dans les rues débute. Les samedis et les dimanches, je passe le gros de la journée au Hammam (bain maure) de Sidi Maâouia mais, tout au long de la semaine, je sillonne les cafés, les tavernes et les bistrots de la ville. Je vends l'œuf à 250 millimes, alors qu'il y a dix ans, je vendais la pièce à 150 millimes. En hiver, on arrive à vendre 2 plateaux d'œufs par jour pour un gain qui oscille entre 5 et 6DT durant les matinées et entre 5 et 10DT le soir. Mais, en été, les gens consomment de moins en moins d'œufs à cause de la chaleur». Du miel et du fiel Un peu plus loin, tout prêt de la jarre de Nabeul, un autre personnage nous interpelle dans le paysage de la ville : il s'agit d'un vendeur de kaki qui a l'habitude de circuler, une casquette sur la tête et habillé d'un T-shirt et d'un short. Ce personnage atypique a toujours été accompagné, d'abord de sa petite chaise en plastique, pour se reposer pendant ses longues marches et pour poser dessus sa corbeille remplie de kaki, ensuite d'une béquille orthopédique. Il s'agit de Mohamed Sidhom, un sénior né en 1931 et qui nous ouvre une fenêtre sur son vécu : «La vente de kaki n'est pas ma première expérience. En effet, j'ai exercé plusieurs métiers auparavant. J'ai bossé dans plusieurs jrayeb (usines traditionnelles de poterie) en tant que potier et en tant que tayyeb (masseur) dans les hammams : Dar Enajjar, Souk Ejraba et Dar Chelly. Comme vous le voyez, je souffre d'un handicap au niveau de mes jambes et je n'arrive pas à enchaîner 10 mètres de suite sans me reposer, d'où la présence de cette petite chaise avec moi. J'ai deux enfants mariés. Certes, ils m'apportent de l'aide, mais pas régulièrement. Je les comprends vu la cherté de la vie. C'est pour cela que je compte sur moi-même pour assurer mon argent de poche. J'ai débuté par les pop-corn, mais ce n'était pas rentable. Alors j'ai opté pour les kakis, et "el hamdoullah", Dieu merci, ça me rapporte un modeste pécule. Mon rêve, c'est que je puisse posséder un fauteuil électrique pour en finir avec ce calvaire. Car je goûte du fiel à cause de mes deux pieds». Derrière l'ancien hôpital de Nabeul, du côté de la rue des Orangers, on retrouve Achour Dghaiess, connu sous le nom de «El Hammami». Il est né en 1927 et est souvent assis devant sa demeure, habillé en costume traditionnel et coiffé d'une arrakia. Son activité consiste à vendre des bouteilles de miel : «Quand j'étais jeune, j'ai travaillé dans plusieurs domaines. J'étais agriculteur, conducteur de chariots, nattier et maçon. Vu que j'ai toujours exercé des métiers libéraux, je ne perçois pas de retraite aujourd'hui. Mais heureusement que mes enfants ont bien réussi dans leurs études. J'ai un garçon qui est architecte, un autre technicien en électricité et deux filles professeurs universitaires. Et mes enfants, que Dieu les bénisse, m'aident ! Concernant la vente du miel, ce n'est qu'une occupation. Depuis 1997, j'ai commencé ce hobby : j'achète le miel chez un apiculteur. Certes, rares sont les gens qui achètent du miel ces derniers temps. Il m'arrive de ne vendre qu'une seule bouteille en un mois. Mais bon, mieux vaut être un retraité actif que de rester à ne rien faire chez soi ou bien à passer tout le temps dans les cafés à ne rien faire». Alors que beaucoup crient à l'injustice sociale et que d'autres appellent à la grève pour faire augmenter leurs salaires, ces séniors travaillent en silence et se contentent de peu. Comme quoi, si la révolution du système est en marche à travers la transition démocratique qu'on est en train de vivre, une autre révolution se fait encore attendre !