Parente et enseignante, au terme d'une vie professionnelle consacrée à l'éducation de plusieurs générations, je ne peux m'empêcher de faire et refaire le bilan de ma carrière. En 40 ans de travail, année après année, j'ai observé l'évolution des profils des étudiants, leurs motivations et leurs engagements politiques. J'ai aussi subi passivement les choix et les orientations fixés par le PSD devenu RCD, ses recteurs et ses doyens successifs. Nous sommes quelques milliers dans cette situation qui, en dehors de notre maigre retraite, n'avons rien possédé. Ce choix, nous l'avions fait sciemment le jour où nous avions opté pour une carrière académique, et nous ne nous faisions pas d'illusion quant à une hypothétique reconnaissance de notre mérite par le système. Tout enseignant digne de ce nom sait que la seule reconnaissance qu'il est en droit d'attendre est celle de sa conscience ! Oui, l'enseignement est un sacerdoce et il fallait l'admettre une fois pour toutes : l'argent et l'enseignement ne font jamais bon ménage. Mais les enseignants d'aujourd'hui n'acceptent plus cette règle universelle. Etre enseignant est aussi une responsabilité sociale. Malheureusement, nous avons été longtemps passifs face aux dérives du système. Certes, on constituait une opposition, mais plutôt une sorte de résistance silencieuse qui, sans approuver, ne désapprouvait pas non plus ouvertement les orientations démagogiques fixées — nous pouvons le dénoncer aujourd'hui — à notre système éducatif par la dictature. Aujourd'hui, nos enfants , et la société toute entière en payent le prix. Le rêve s'est transformé en cauchemar! Nous avons regardé passivement la mise à mort des principes de l'université publique, la destruction des vocations et l'étouffement de l'imagination. En 40 ans de carrière, j'ai vu l'université se couper progressivement de la réalité, du monde du travail, pour devenir une usine à chômeurs aigris. Je vois aujourd'hui avec fierté mes premiers étudiants diriger le pays. Je me souviens d'eux, gringalets mais ô combien volontaires, voulant en découdre avec la vie. Leur maigre bourse, leur chambre au foyer universitaire, les livres de la bibliothèque et les photocopies étaient leur seul trésor ! Les profils des étudiants d'aujourd'hui sont bien différents de ceux des années 70. Ils sont sans illusion sur les hommes et la société. Ils s'engouffrent dès le premier jour dans le monde sordide des adultes. Avec ses magouilles, ses intrigues et ses manipulations. Ils ont appris très tôt à tout calculer. La relation enseignant– enseigné n'y échappe pas : elle est devenue totalement et uniquement conditionnée par les considérations matérielles. Non pas qu'il faille idéaliser les anciens étudiants, mais il est regrettable de voir que l'évolution de la société a imposé son tempo à l'université, et non l'inverse. Un système schizophrénique a été instauré. Mais que pouvait donner un système où l'université n'avait aucun droit de regard sur le profil des étudiants qu'elle recevait, aucun droit sur les programmes de formation dispensés aux futurs diplômés et, enfin, des enseignants qui n'avaient que faire de l'employabilité de ces milliers de jeunes qu'ils livraient tous les ans sur le marché du travail ? Dans ce système surréaliste, étudiants et enseignants ont appris à naviguer aux dépens des principes académiques. Tout le monde a essayé de survivre au prix d'un abandon des idéaux. Seul le résultat comptait, la fin justifiait tous les moyens. Plagiat, copiage, enseignement privé : peu importe la façon pourvu qu'on ait le diplôme. Les capacités de formation de nos institutions étaient dépassées et depuis longtemps. Qu'à cela ne tienne : ouvrons des branches de formation factices, sans enseignant (ou presque), sans programme établi, sans perspectives d'avenir, juste pour résorber tous les ans les milliers de bacheliers. Ouvrons des universités privées sans nous soucier de la moyenne des étudiants inscrits, pourvu qu'ils payent, ni de l'origine des enseignants, tous vacataires du système public. Une fuite en avant d'un régime corrompu, une escroquerie de plus ou de moins au point où il en était. Résultat des courses, la totalité des promotions formées de certaines branches ouvertes fin 90 n'ont jamais donné lieu ne serait-ce qu'à un seul emploi. L'université a déversé sur le marché des milliers d'incompétents que le monde de travail a, à juste titre, refusé d'absorber. C 'est une faute grave. Nous en sommes aussi responsables. La désillusion de ces jeunes diplômés a causé la perte du système Ben Ali, tant mieux ! Mais le prix payé est énorme. Aujourd'hui, nous devons prendre conscience que la corruption des mentalités, des pratiques dans l'université, ne peut plus durer sans risquer de ruiner l'avenir du pays. L'université a une responsabilité sociale qu'aucun enseignant ne peut plus faire semblant d'ignorer désormais.