Par Sonia EL KADHI (Universitaire) Depuis la révolution, la Tunisie subit sans cesse d'innombrables pressions économiques et sociales. La population revendique des emplois, du développement régional, de l'infrastructure et des autoroutes, des services sociaux en tout genre. Si ces revendications sont tout à fait légitimes et compréhensibles, elles sont malheureusement irréalisables avec une économie tunisienne qui tourne au ralenti, à quoi il faut ajouter des prix internationaux des produits agricoles et alimentaires en hausse constante grevant le budget des dépenses de compensation. Le gouvernement en place tente de répondre aux différentes revendications mais se trouve contraint par la situation budgétaire du pays. Nul besoin d'être expert en économie pour conclure que seul l'endettement résoudra une partie de nos problèmes. Depuis quelques mois, des manifestations anti-endettement proclament le non-paiement de la dette sous prétexte que celle-ci a été contractée par le président déchu et n'arrêtent pas de dire ici et là que ce gouvernement veut ruiner la Tunisie avec l'endettement extérieur. La Tunisie est-elle devenue un pays difficile à gouverner ? Probablement oui, parce qu'il est inconcevable de revendiquer davantage de services sociaux sans en avoir les moyens. Quand la dette est-elle souhaitable, et quand est-elle dangereuse ? Aujourd'hui, la Tunisie n'a d'autres choix que de s'endetter et ceux qui prétendent le contraire sont de mauvaise foi ou au mieux incompétents. L'endettement n'est pas un mal absolu en soi. De nombreux pays qui ont gravi les échelons du développement ont eu recours, à diverses étapes de leurs processus de croissance, aux emprunts extérieurs. Ces derniers permettent de combler les écarts entre l'épargne intérieure et l'investissement, de réduire les contraintes imposées à la croissance par des réserves en devises insuffisantes, d'influer sur le profil temporel de la consommation et de financer les déficits provisoires de la balance des paiements. Cependant, l'utilisation et la structure de ces emprunts peuvent faire l'objet de débats et de discussions: pourquoi s'est-on endetté et comment ? Pour assurer le futur, en investissant dans l'enseignement, la formation ? Ou bien parce que l'on a trop joué au casino ! Des experts et hommes politiques disent que c'est la même chose. Faux, totalement faux. Il y a l'immédiat et le futur qu'il ne faut pas confondre. S'endetter pour investir sur l'avenir, pour laisser un héritage à nos enfants paraît légitime. Tout comme les dépenses publiques, il faut distinguer celles qui sont des investissements et donc des valeurs d'avenir—on construit une autoroute pour longtemps par exemple—et les dépenses de fonctionnement. C'est l'un des principes mêmes des "règles d'or" des pays qui souhaitent en appliquer. Une dette modeste et supportable Il est utile de financer, même en partie, l'investissement en capital public existant puisque les bénéfices s'accumuleront pendant des années et les futurs contribuables pourront donc facilement en assumer une partie. Il est aussi efficace de préserver une certaine stabilité des taux d'imposition sur le long terme et donc de financer avec la dette les besoins de dépenses ponctuels. En revanche, la dette est plus que discutable quand elle finance les dépenses courantes et non les investissements productifs. Et il faut s'inquiéter d'une part de l'inflation induite par la monétisation de la dette et d'autre part des conséquences du financement des déficits sur la consommation des ménages. Cet effet d'éviction sur l'investissement peut ralentir à terme les niveaux de vie. Les Tunisiens anti-endettement avancent souvent comme argument la crise de la dette des pays d'Amérique latine dans les années 90. Ce raisonnement est fortement biaisé dans la mesure où le contexte est totalement différent. Ces mêmes anti s'appuient sur le constat de baisse de la note de la Tunisie par les agences de notation Standard & Poor's et Fitch. Mais soyons pragmatique : cela n'est en rien surprenant qu'un pays qui a vécu une révolution subisse une dégradation de sa note. Cela s'était déjà produit par le passé et même récemment pour des pays qui n'ont pas vécu de révolution comme la Grèce, l'Irlande, le Portugal, l'Espagne et plus récemment l'Italie, sans oublier les Etats-Unis avec l'argument de l'insoutenabilité de la hausse des déficits publics ou celui de la mésentente politique qui rend le pays difficilement gouvernable. Aujourd'hui, à environ 40% du PIB, la dette tunisienne reste modeste et supportable et les ratios de solvabilité demeurent à des niveaux relativement rassurants. De plus, ce niveau d'endettement est jugé raisonnable comparé à d'autres pays émergents et même occidentaux. Cependant, et dans un contexte révolutionnaire, la Tunisie peut négocier des prêts assortis de conditions concessionnelles à moindres coûts (taux d'intérêt faible) et d'échéance confortable (une dette de long terme). En définitive, la dette n'est pas un mal absolu. La règle est bien simple : s'endetter pour investir mais pas pour les dépenses de fonctionnement. Par ailleurs, nous ne sous-estimons pas les possibles conséquences en termes de maîtrise des prix et de taux de change inhérentes au gonflement de la dette. Dans ce contexte, la BCT doit redoubler de vigilance. Nous devons l'être également collectivement mais sans pour autant manifester devant la BCT parce qu'au final, refuser à l'Etat de s'endetter, c'est lui refuser carrément d'exister.