Par Mohamed Ridha BOUGUERRA Un an déjà ! Un bilan est-il possible alors maintenant ? Mais, au fait, qu'est-ce qu'une année dans l'histoire d'une Révolution comme la nôtre qui a largement débordé les frontières de notre petit pays pour aller répandre le goût de la liberté bien plus loin encore ! Et d'abord, notre Révolution est-elle déjà achevée pour qu'on en écrive l'histoire ou bien n'est-elle pas, plutôt, en train de se poursuivre tout en prenant d'autres formes politiques et sociales ? Il n'empêche que quelques leçons peuvent être d'ores et déjà tirées des événements que nous venons de vivre ces derniers mois. La première qui s'impose avec évidence est cette formidable liberté d'expression qui se décline depuis des mois de si diverses façons: de l'article de journal ou de la libre prise de parole à travers les médias aux sit-in et autres barrages coupant la route et interdisant momentanément la circulation ou le travail. Une fois disparue la peur qui bride les révoltes les plus justifiées, celles-ci ont pris mille et une formes afin de se manifester selon les lieux et les circonstances. On peut juger, certes, quelques formes de contestation et de revendication outrées, exagérées et même inciviques. Mais à qui la faute si nos concitoyens ont parfois manqué de maturité politique et ont même donné l'impression qu'ils étaient en train de scier la branche sur laquelle ils étaient assis? Le pouvoir hégémonique anciennement en place ne porte-t-il pas l'entière responsabilité de la démission jusqu'ici de tout un peuple et de son total désintérêt pour la chose publique? Ne faudrait-il pas interpréter ce soudain et, parfois, violent regain d'intérêt pour les affaires de la cité ainsi que certains soulèvements populaires excessifs comme le cri de douleur et de colère d'une population brimée, opprimée, marginalisée depuis des décennies et jamais associée aux décisions qui l'intéressaient en premier ? Et, surtout, y voir la mesure de l'indignation contenue pendant si longtemps et qui soudain a la possibilité d'éclater ou, si l'on veut, de se déverser comme un fleuve détourné et qui reconquiert son lit naturel au prix de débordements dévastateurs ... L'une des conséquences de cette liberté recouvrée, c'est que dorénavant toute autorité est comptable de son action car le peuple maintenant souverain est en mesure de lui demander de rendre compte de sa gestion et peut, à tout moment, lui crier « Dégage ! ». Nul ne sera plus au-dessus de la loi, le peuple las de trop de promesses non tenues, aspirant à plus de dignité, de liberté et de justice sociale en a ainsi décidé. Malheur à qui oubliera cet avertissement... Est-ce faire preuve ici d'angélisme politique et se leurrer lourdement ? Les jeunes qui campent en ce moment et par ces nuits hivernales devant les grilles du Palais du Bardo et tous ceux qui s'activent nuit et jour sur Internet et les réseaux sociaux ne nous donneraient-ils pas raison ? A ceux-là, assurément, on ne fera plus le coup du pouvoir d'antan, autoritaire, absolu et indiscuté, fût-il d'inspiration divine comme certains voudraient présenter le nouveau personnel politique en train de se mettre en place ! C'est pourquoi l'optimisme doit être de rigueur aujourd'hui. Bien sûr, il ne faut pas sous-estimer la puissance de nuisance de quelques centaines de salafistes fanatisés qui cherchent à imposer leur loi rétrograde dans certains espaces publics comme les universités. Mais nos élites sont bien conscientes des enjeux et fort déterminées à organiser la résistance afin de préserver notre modèle de société nullement négociable. Tout, dans la vie communautaire, ne dépend-il pas des rapports de force ? Alors le combat ne fait que changer d'adversaire ! Après nous être affrontés pendant si longtemps à une dictature mafieuse, nous sommes prêts à affronter une inquisition religieuse... Un an déjà ! Une autre année décisive nous attend, tant sur les plans politique qu'économique et social, dont dépendra véritablement le sort de la Tunisie nouvelle. Si la Constituante, d'abord, ne commet pas la faute irréparable d'opposer deux Tunisies l'une à l'autre, mais a l'intelligence nécessaire de nous donner finalement une Loi fondamentale conforme aux traditions d'une Tunisie diverse et moderne, nous serons tirés d'affaire et l'on pourra déclarer notre révolution réussie. Si le nouvel exécutif, ensuite, commence à satisfaire les classes sociales les plus défavorisées et procure un travail digne à tous les jeunes sans emploi plutôt que de tenter durant l'année à venir de bouleverser notre modèle de société par de nouvelles lois qui font la part belle au religieux et omet ainsi de respecter l'indispensable séparation du politique et du sacré qui doit demeurer du domaine de l'intime conviction, nous serons tirés d'affaire et l'on pourra encore déclarer notre révolution réussie. Si, enfin, les hommes et partis alliés aujourd'hui à Ennahdha ne vendent pas si allègrement leurs principes et leurs engagements antérieurs pour un plat de lentilles, pardon, je voulais dire pour la fonction de président de la République ou autre poste ministériel et s'avèrent, plutôt, avec une opposition restructurée et organisée et une société civile vigilante, les garants de notre régime civil, républicain et laïque dans une Tunisie moderne, ouverte, tolérante, égalitaire et démocratique, nous serons réellement tirés d'affaire et l'on pourra déclarer notre révolution réussie. Alors, soyons vigilants et donnons-nous rendez-vous dans un an pour une liberté d'expression aussi grande qu'aujourd'hui, avec autant de vaillantes sefirates dans nos rues et administrations et avec nos hommes politiques respectueux de leurs engagements républicains... Car seul l'espoir vigilant peut aider à vivre...