Modeste et pudique, mais tenace et décidée, elle a quitté sa terre natale dans le lointain Afghanistan où elle se sentait déprimée en cette terre froide et rocailleuse. En transitant par la Perse, le pays du soleil, elle a pris de l'attrait et est partie à la conquête du monde. La carotte est, en effet, un légume d'une grande modestie due, certes, à son abondance et à sa générosité. Voilà un légume qui regorge de vertus et qui se vend le moins cher de tous ses cousins légumes-racines, sauf peut-être son ami de toujours, le navet, aussi modeste qu'elle. La carotte est le légume de la vision ; il l'améliore et l'empêche de baisser. Le nom de la carotte est inscrit à jamais dans les manuels de tous les grands toubibs, la vitamine qui préserve la vue grâce à une substance tirée du nom de notre plante. La carotène et sa couleur jaune-soleil empêchent la lumière de nos yeux de pâtir. Mais ceci ne l'a pas rendue prétentieuse, loin de là ! Elle est présente sur les étals des khadharas (marchands de légumes) les plus humbles dans les quartiers les plus modestes. Débitée au poids avec ses fanes ou, souvent, en bottes ou en vrac, par tas (kods) entiers, elle est toujours à la portée de toutes les bourses, même les plus petites. Et, l'année durant, elle ne connaît pas de rupture de stock, pas de pénurie brutale. Bien sûr, les variétés sont innombrables et on peut les cultiver toute l'année. Les précoces, très minces, les demi-longues, belles et charnues, les longues, à l'allure fière, alternent avec les saisons pour ne pas nous priver de la douceur sucrée de cette plante potagère. Cela se résume pour nous en sfinnèria arbi («carotte arabe») pour les longues et sfennèria çoûri («carotte étrangère») pour les précoces. Depuis quelque temps, certaines grandes surfaces qui proposent des carottes en barquettes ou en filets les présentent par catégories ou par variétés. Voilà la petite histoire de ce petit légume timide et pudique au point qu'il rougit dès qu'il est déterré, comme pour nous donner une leçon de grande amabilité. La carotte est douce, sucrée et très subtile, traits que ne peuvent détecter que les palais délicats. Si elle ne jouit pas d'une grande estime chez nous, elle est par contre très usitée dans de nombreuses préparations sous les formes les plus diverses. Elle est mangée crue et si, par le passé, elle était tout simplement croquée, elle est de nos jours râpée pour être consommée seule ou dans une «assiette de crudités». Tout plat de verdure, aux légumes un peu âcres ou amers, aime être adouci par quelques carottes coupées en rondelles. Le couscous aux légumes, à la viande ou même au poisson les préfèrent en bâtonnets, c'est mieux pour la visibilité, leur couleur rougeâtre tranchant avec les autres ingrédients. La carotte est très sociable ; elle n'aime pas cuire toute seule mais préfère être associée à d'autres ingrédients, sauf pour une vieille recette à l'intitulé sympathique et alléchant : ommok hoûriya, comme pour arborer sa rusticité. C'est un mets des plus simples mais si savoureux et digestible. Il suffit de cuire les carottes dans l'eau simple puis les écraser avec une fourchette, les épicer au carvi, les arroser d'huile et les parfumer au citron. Mais les inconditionnels de l'acidulé préfèrent préparer la carotte en saumure et la grignoter pour accompagner des plats réputés fades ou sans viande.