Par Khaled El Manoubi* Le capitalisme, né en Europe occidentale il y a près de cinq siècles, n'est autre que la domination de la logique du marché – ou de la marchandise – sur celle de la division en classes. Marché au comptant, faut-il le préciser, et ce jusqu'à la fin du deuxième tiers du XIXe siècle. Jusqu'en 1865, en effet, les bourses ne brassaient que les bons des trésors nationaux, et les sociétés par actions étaient relativement peu nombreuses. Le communisme était repris dès l'aube du capitalisme par les capitalistes : la péréquation du taux de profit – chaque capital, disons 100, prétend gagner proportionnellement à son montant le même taux de profit, disons 20%, soit 20 – joue le rôle d'une amicale entre capitalistes. Certes, certains capitalistes gagnent plus que ce taux et d'autres font faillite, mais la grande majorité s'en rapproche tant bien que mal. Avec l'introduction des titres de sociétés privées en bourse il y a un siècle et demi, le capitalisme s'est doté d'un moyen global permettant d'évaluer chaque entreprise, même si la majorité d'entre elles n'y sont pas introduites et sont donc plus faibles par ce fait même. La bourse est formellement un marché au comptant, mais sa logique est celle d'un marché à terme : on achète les actions dont on pense qu'elles seront haussières à terme et on vend celles dont on pense qu'elles seront baissières à terme. Naturellement, l'un ou l'autre de l'acheteur ou du vendeur gagnera et il gagnera ce que perdra l'autre. De plus, la possibilité de jauger les entreprises fait que les plus éminentes d'entre elles pourront conclure des transactions à terme, à un prix futur convenu et pouvant être différent du prix au comptant du jour de l'échéance convenue: les marchés formellement à terme sont nés comme suite immédiate de l'échange des actions privées. Quelles sont les nouvelles entreprises que ces nouvelles institutions peuvent épauler ? Ce sont celles qui innovent, c'est-à-dire celles qui inventent de nouveaux produits ou celles qui produisent d'anciens produits à moindre coût, le surprofit étant alors le plus souvent partagé entre le producteur innovateur et le consommateur, les entreprises à la traîne pouvant faire faillite. Avant les marchés à terme, les capitalistes sont solidaires lorsqu'il s'agit de maintenir les salariés sous leur coupe et, de fait, dans la misère. En effet, toute hausse de salaire nationale entame le taux de profit du plus clair des entrepreneurs de la nation et est ainsi insupportable vu le caractère mondial du capitalisme dès la naissance de celui-ci. Mais que la péréquation du taux de profit soit mise à mal par les capitalistes les plus innovants – et donc socialement les plus influents – et la hausse des salaires devient envisageable dans le cadre de ce nouveau jeu gagnant-gagnant entre travail et capital. Il faut rappeler que la majorité des salariés de l'Angleterre — richissime comme nation capitaliste – ne vivait pas mieux, en 1850, que le paysan de l'empire romain ! Il en résulte que le droit de grève pour les salariés n'est pas envisageable avant 1865 et que la notion de plein-emploi n'avait également pas de sens avant cette date. Revenons maintenant provisoirement en Tunisie. Les marché à terme proprement dits sont non envisageables jusqu'à la veille de la révolution. C'est que l'on ne peut avoir un étage – le marché à terme – lorsqu'il n'y a pas de rez-de-chaussée – le marché au comptant. Certes, la colonisation a introduit l'apparence du marché au comptant généralisé mais non l'essence de ce même marché : la propriété n'est point assurée durant le protectorat et davantage encore avec l'indépendance, faute d'Etat de droit. Et si la propriété est sujette à caution, le transfert de propriété – c'est-à-dire l'échange marchand – l'est aussi. Naturellement, point de jeu gagnant-gagnant dans ce cadre entre capital et travail, faute d'innovation, et donc point d'Etat de droit et point de constitution effective, la spoliation du peuple étant la règle. L'innovation a, en effet, pour condition les marchés à terme, lesquels supposent de véritables marchés au comptant. Ce que la révolution peut apporter, c'est seulement l'Etat de droit, c'est-à-dire une condition nécessaire et non suffisante, du jeu gagnant-gagnant. Jeu gagnant-gagnant qui n'implique point du reste le plein-emploi. En effet, lorsqu'une entreprise innove, elle produit généralement avec moins de travail et les travailleurs ainsi licenciés ne peuvent retrouver un emploi immédiatement. Cette innovation, par ailleurs, met d'autres entreprises en difficulté lorsque le prix baisse suite à l'initiative de l'entreprise innovante : elles risquent alors de réduire leur activité ou même de faire faillite, libérant par là même des travailleurs. L'innovation cause ainsi directement le chômage, mais élargit aussi le marché par son fait même qui est de faire baisser les prix. Outre qu'une condition essentielle de hausse du niveau de vie se trouve ainsi réalisée, de nouveaux emplois sont aussi créés par des ventes à des gens qui ne sont pas acheteurs avant la baisse du prix et qui le deviennent après. Toutefois, ces emplois peuvent être géographiquement éloignés de la résidence du licencié et exiger de lui de nouvelles qualifications. Au total, si la mise au chômage en rapport avec l'innovation est directe, les nouveaux emplois ne peuvent se retrouver qu'indirectement le plus souvent. Quant à la suspension systématique et par conséquent communiste du marché, elle tarit, évidemment et en moins de deux générations, l'innovation source du jeu à somme positive liée à la démocratie. Cette même suspension a été, en outre, historiquement dépassée par le capitalisme de trois manières : elle suppose le cadre national du XIXe siècle que la globalisation des années soixante dix et la nouvelle globalisation en cours ont abrogé ; elle n'est qu'une menace – certes historiquement nécessaire – pour que la bourgeoisie accepte de partager les fruits de l'innovation ; du reste, les peuples qui ont mis cette menace à exécution en ont pâti, faute d'innovation. Mais admettons un instant que nous partions d'une situation initiale où le plein-emploi est assuré et que cela se produise comme par enchantement en Tunisie. De deux choses l'une, ou les conditions nécessaires autres que l'Etat de droit sont absentes, et nous nous retrouvons dans la situation de l'Europe occidentale du milieu du XIXe siècle, c'est-à-dire inévitablement avec des salaires de misère et du chômage, ou bien toutes les conditions de marché sont réunies, et nous nous retrouvons dans le cas de la globalisation actuelle où il existe, au mieux, un taux de chômage relativement faible mais incompressible. Le plein-emploi des Trente glorieuses est de nos jours rigoureusement hors d'atteinte, car aucune nation ne peut avoir son autonomie financière ou sa stricte souveraineté budgétaire comme c'était le cas de 1944 à 1973, et encore le jeu gagnant-gagnant y était assuré. Un droit à l'emploi en pratique n'a de sens, du reste, que s'il est opposable à quelqu'un. Manifestement, on ne peut l'opposer à un particulier plutôt qu'à un autre. Reste l'Etat. Mais celui-ci ne peut augmenter le nombre de ses employés que s'il augmente les impôts, ce qui revient à grever les particuliers. La démocratie impliquant l'Etat de droit est – de loin – le moins mauvais – ou le meilleur — des systèmes du vivre-ensemble. Mais elle ne peut point régler tous les problèmes de la vie. Démagogues s'abstenir, par conséquent. *(Ancien doyen et professeur émérite d'économie politique)