L'information a circulé sur les ondes radiophoniques et a été relayée par le bouche à oreille et les téléphones portables : «Des salafistes auraient pris d'assaut une boutique de lingerie fine, sise au Palmarium, complexe commercial au cœur de Tunis, et exigé de la vendeuse de retirer de la vitrine les sous-vêtements féminins expliquant que leur exposition aux regards des passants portait atteinte aux bonnes mœurs et offensait les Tunisiens croyants, attachés à leur identité traditionaliste et aux valeurs de l'Islam». L'annonce s'est propagée comme une traînée de poudre, non sans raison. Cela s'est passé au lendemain de la nuit blanche qu'ont connue lundi dernier les habitants de plusieurs banlieues et cités de la capitale et après l'affaire de la fuite de l'épreuve d'arabe du baccalauréat section lettres. L'angoisse était à son paroxysme et le lit de la peur s'était creusé un peu plus dans le cœur des Tunisiens. Les commentaires allaient bon train et beaucoup d'entre eux craignaient que les salafistes ne passent à un cran supérieur de violence, en procédant à des actions ciblées au grand jour et dans les espaces publics très fréquentés. Dans les commerces, les administrations et même dans la rue, on ne parle plus que de ces vagues de violence, chacun allant de ses hypothèses, de ses analyses et de ses prévisions et de ses craintes. Elle court, elle court la rumeur Une petite visite au Palmarium, deux jours plus tard, pour sonder à froid les opinions des commerçants sur ce qui s'est passé, scruter d'éventuels agissements douteux et s'enquérir de l'état émotionnel de la vendeuse «agressée», va soulever plus de questions qu'apporter des réponses. Les sous-vêtements féminins sont toujours exposés couvrant l'ensemble de la vitrine, d'autres sont placés sur les mannequins d'étalage, comme le veut l'usage marketing. La vendeuse porte le voile islamique ; elle a l'air d'être en forme. Que s'est-il passé ici ? «Rien». Mouna est formelle, elle n'a jamais eu de visites de salafistes ni n'a été contrainte sous la menace de qui que ce soit de remballer la marchandise dans les cartons. Et d'un ton ferme, elle assure : «Je ne permettrai à personne de s'ingérer dans mon travail, c'est une marchandise comme une autre, elle doit être exposée pour être vendue». Qu'est-ce qui pourrait expliquer l'intox ? «Les médias bien sûr, ils courent derrière le sensationnel et, au besoin, ils racontent des mensonges», soutient-elle. Mouna «voilée par conviction», fait une lecture « objective » de l'ambiance qui règne aujourd'hui dans le pays. « Je refuse la violence d'où qu'elle vienne et je refuse que l'on m'impose quoi que ce soit au nom de l'Islam ; notre religion prône la tolérance, l'humilité et le pardon ; je ne cautionne aucune autre thèse ». Et d'enchaîner : «Beaucoup de jeunes filles sont contraintes par leurs familles de porter le voile islamique ; par réaction, certaines d'entre elles réagissent mal à cela et adoptent des comportements regrettables et immoraux. Les croyances religieuses sont personnelles et intimes, toute tentative de manipulation se transforme en dérives morales, cela est bien connu ». Bas les masques ! A quelques mètres de là, trois autres vendeuses dans une boutique de prêt-à-porter féminin élisant domicile dans le luxueux Central Park, vont détenir le même discours en réponse à la question : «Faut-il porter le voile islamique pour être en sécurité ?». Imène, Aïda et Khaoula, la vingtaine, en jeans, tee-shirts et ballerines, la tête découverte, sont décontenancées par les événements violents de la veille et de l'avant-veille. L'air inquiet, les yeux trahissant une colère profonde, elles racontent l'impensable : «Si je porte le voile islamique, je vais m'attirer des problèmes», affirme Aïda. Etonnant après la révolution du 14 janvier ? Imène explique : «Certains salafistes, en kamis et barbus, abordent dans la rue les filles voilées et surtout les “mounaqabat” ; ils les invitent à prendre un café quelque part, celle qui refuse se fait insulter de tous les noms et humilier». Khaoula habite Ksar Saïd, son aller-retour quotidien entre la boutique et la maison lui a fait voir de toutes les couleurs et porte un autre avis sur le sujet : «A mon sens, le niqab pose un grand problème parce qu'il est utilisé par certaines personnes comme paravent, certaines filles le portent pour se faire remarquer par la gent masculine, d'autres l'utilisent comme un masque pour cacher leurs dérives comportementales et d'autres encore l'utilisent comme un moyen de dissuasion, d'intimidation». Les trois jeunes filles relativisent tout de même leurs propos en soulignant qu'il ne faut pas bien sûr généraliser, mais elles ne peuvent s'empêcher de s'interroger : «Pourquoi ces agissements prennent-ils de l'ampleur alors que les islamistes qui prônent les bonnes mœurs et qui sont au pouvoir ne réagissent pas face au comportement immoral de certaines « mounaqabat » ? Pour Aïda, la situation est inquiétante et les cartes sont brouillées. «On ne comprend plus rien, le port du voile ou du niqab n'a jamais été une preuve de moralité; l'important est la bonne éducation et le respect des valeurs. Il est temps de faire tomber les masques et laisser aux femmes la liberté du choix vestimentaire, c'est ainsi que l'on pourra séparer le bon grain de l'ivraie et que l'on pourra vivre tous ensemble dans le respect mutuel ». Les cartes sont brouillées, certes, et pas pour Aïda seulement. Les Tunisiens ont besoin aujourd'hui de messages clairs de la part des officiels afin de surmonter leurs angoisses et reprendre confiance en l'avenir. Les Tunisiens sont conscients que la rumeur et l'intox font rage, surtout sur les réseaux sociaux, mais pour le moment aucun discours officiel n'a réussi à les convaincre que «la Tunisie se porte bien».