«On est tous dans un état d'arrestation provisoire, dans un pays dominé par le rapport de force qui existe entre les deux principaux perturbateurs mais aussi les deux victimes d'un système d'oppression enraciné dans notre tradition politique et de pouvoir, à savoir l'agent de police et le peuple». C'est à partir de ce constat à la fois réaliste et existenciel que Naceur Akermi, dramaturge de la pièce de théâtre Arrestation et acteur enfilant le rôle principal de Amir, a voulu dévoiler la réalité qui malmène le peuple depuis le régime bourguibiste et qui continue, jusqu'à nos jours, à l'entraîner dans le labyrinthe schizophrénique d'une société qui se veut «démocratique» sans pour autant parvenir à se libérer de ses chaînes coercitives. Arrestation est une œuvre d'art qui nous place directement, sans préavis ni préambule, dans la cruauté traumatisante d'un cas d'arrestation; celui d'un jeune serveur dans un hôtel qu'on accuse d'un meurtre en guise de punition pour son appartenance à un mouvement politique d'opposition. Le choix de ce thème revient à l'impératif, pour l'art, de traiter des problèmes frappants de la société et de mettre à nu les défaillances d'un système qui se nourrit et de l'immaturité du peuple, et du circuit infernal de l'oppression. L'histoire raconte la descente aux enfers d'un jeune détenu, torturé pour un crime qu'il n'a pas commis. Elle dévoile également la forte manipulation du système de répression et sa capacité à décrocher de faux aveux et de faux témoignages susceptibles de servir ses intérêts. Tout se passe dans un hôtel où l'on a découvert un homme assassiné. Tous les témoins et tout le personnel dudit hôtel finiront par accuser, d'une manière ou d'une autre, Amir — l'un des leurs — , connu pour son appartenance à un mouvement politique et idéologique opposé à celui au pouvoir. «Jadis, à l'époque bourguibiste et Rcdiste, l'appartenance à un mouvement politique d'opposition était considérée comme un crime. Aujourd'hui, elle est vue comme étant un motif de fierté et d'honneur. Il est donc plus compliqué pour le système de répression de détenir et de maltraiter un opposant pour ses idées. Il convient donc de lui attribuer un délit d'un autre genre afin de le piéger», explique M. Akermi. Le public a eu droit à la première présentation de cette pièce de théâtre le 13 novembre à la salle du 4e Art. Le choc a été vécu dès l'entrée en scène des protagonistes. Le public a été déstabilisé dès les premiers propos des acteurs jouant le rôle des agents de police. «Taisez-vous !», lance l'un des agents de police à un public déjà traumatisé. «Il y a eu comme une confusion entre la fiction d'une pièce de théâtre et la réalité. Le public a été témoin d'un état d'arrestation tellement proche du réel qu'il en a été choqué», indique le dramaturge. Puis, peu à peu, le public, formé de politiciens, de défenseurs des droits de l'Homme, de policiers, d'artistes et de simples citoyens, a commencé par comprendre l'intrigue et les messages adressés aux politiciens au pouvoir, et à tous les actants d'un système fondé sur l'oppression et sur la violence. En effet, l'état d'arrestation dans notre société sous-entend violence gratuite, agression incontrôlée, mais aussi un rapport de force déséquilibré, puisant sa légitimité de l'abus du pouvoir de tout un système, voire de toute une mentalité. «Le problème de la violence et de l'agressivité au nom de la légitimité du pouvoir nous incite à établir une comparaison entre les systèmes de répression en Occident et ceux du tiers monde. Si les systèmes occidentaux savent parfaitement comment contrôler l'abus du pouvoir, les tiers-mondistes, eux, sont loin d'être des experts en la matière. Et l'on nous parle de surcroît de la légitimité de l'agression! Mais sur quelles bases est donc fondée cette légitimité? Quel dosage pour ce recours quasi évident à la violence? En Tunisie, l'agressivité du système de répression est une agressivité tranchante, castrante», explique M. Nasredine Mannaï, acteur jouant le rôle du tortionnaire. La scène focale de la pièce de théâtre Arrestation met le public — y compris les agents de police — face au bras de fer entre un tortionnaire et un détenu. D'apparence, le premier semble être en position de force; la force d'un pouvoir favorable à la torture, contrairement au deuxième qui représente le peuple victime d'oppression. Si le premier est entraîné dans le tourbillon manipulateur d'un système qui le déleste de son essence humaine et qui le transforme en un «mécanisme», voire un simple «outil» à torture, à qui il est défendu de comprendre pour quelles raisons il doit maltraiter son semblable; le deuxième, lui, et bien que enchaîné et agressé, comprend tout ce qui se passe autour de lui et s'apitoie même sur le sort de son tortionnaire. Le bras de fer entre le verbe et la violence arrive, par moments, à affaiblir le tortionnaire qui se souvient, enfin, de son humanisme et de sa dignité. Il craque en pleurant et laisse tomber une action qui, à chaque coup, le dégrade un peu plus et le déleste de son humanité. Mais la machine infernale reprend de plus belle sa spirale. Puisant d'un lavage de cerveau à l'effet garanti, son outil de torture reprend ipso facto sa fonction. C'est dire la difficulté qu'encourent les défenseurs des droits de l'Homme et les humanistes en général à rétablir les principes de respect mutuel entre les êtres humains et à lutter contre l'abus du pouvoir. La pièce, inspirée d'histoires véridiques, a été enrichie par les poèmes de Mnaouer Smedah; ce poète qui a été voué à l'exil non pas hors du pays mais dans un asile psychiatrique. «Le choix de la poésie de Mnaouer Smedah se justifie par la profondeur et la pertinence de ses textes aux messages clairs et ciblés», fait remarquer M. Akermi. La torture sur scène, voilà une initiative artistique qui dénote de l'engagement de l'artiste dans une société en gestation démocratique; une gestation douloureuse qui nécessite vigilance et patience. «Il n'y a que l'art qui peut sauver la situation, car seul l'art touche la sensibilité humaine», conclut M. Mannaï.