Par Noura BORSALI La commémoration de la journée du 1er mai baptisée «journée du travail» ne fut pas à la hauteur de nos attentes. Elle fut à l'image du paysage politique de notre pays. Je ne parlerai pas ici de l'initiative officielle des trois présidents organisée dans un espace clos, «entre eux», et qui n'a apporté aucune réponse concrète aux soucis des Tunisiens. Car le 1er mai se fête dans la rue et par les mouvements sociaux. C'est une journée qui se veut traditionnellement une journée de manifestation. C'est la fête des seuls travailleurs. C'est donc une occasion, pour les gouvernants, d'être à l'écoute de leurs citoyens et de leurs revendications en ces temps de crise. C'est pourquoi je n'évoquerai ici que les mouvements de rue, dépositaires uniques de cette «fête». A Tunis, au centre-ville, les Tunisiens venus pourtant nombreux, drapeau national à la main, ou pancartes brandies, l'ont commémorée dans la morosité et la division. Il est vrai que le contexte se prêtait à une telle morosité : 800 000 chômeurs appelés à fêter paradoxalement la «journée du travail» dans une grande inquiétude face à leur avenir incertain, un froid glacial entre le gouvernement et la centrale syndicale, une augmentation effrénée du coût de la vie qui préoccupe les Tunisiens, un «terrorisme» surprenant qui frappe à nos portes et compte déjà des victimes, une constitution contestée et dans laquelle le droit de grève n'est pas garanti, deux crimes non encore élucidés : ceux contre Farhat Hached et Chokri Belaïd, un «débat» politique d'un bas niveau et ne répondant aucunement aux soucis réels des Tunisiens... Ajoutons à tout cela un déficit de confiance entre gouvernés et gouvernants dans un climat de grande suspicion et de peur face à l'avenir d'un pays guetté par tant de régressions et de menaces planant sur son projet sociétal et ses libertés individuelles. Le 1er mai 2013 aura été, sans conteste, celui de toutes les inquiétudes. Mais la particularité de cette journée, dite de fête, est aussi le déploiement impressionnant de la police dans la totalité des places ayant abrité les marches et défilés. Tous les corps de police étaient présents avec leurs divers moyens de locomotion allant des voitures aux bus en passant par les motos. Le paysage donné de l'avenue Habib-Bourguiba à Tunis était d'une laideur inimaginable. Les Tunisiens étaient désormais sous haute surveillance. L'air de fête, quand bien même il aurait existé, se serait évaporé dans cette noirceur policière qui a pris crûment «ses lettres de noblesse» dans un espace censé être empreint de liberté. Rien ne justifierait cette lourde présence qui nous rappelle des temps pas trop lointains et un système policier dont les Tunisiens pensaient s'être défaits. Cette dérive est à reconsidérer car la sécurité des citoyens ne doit, en aucun cas, permettre une telle politique policière. Quant aux défilés du 1er mai qui ont envahi l'avenue Habib-Bourguiba à Tunis dans tout ce brouhaha immense, ils ont manqué de rigueur et de joie et se sont déroulés dans la division. On se serait attendu à une grande marche sous la bannière de l' Ugtt, rassemblant toutes les composantes de la centrale, sous des banderoles et des pancartes portant inscription des revendications des travailleurs et travailleuses, brandissant notre drapeau national et celui de l' Ugtt et des portraits de nos leaders syndicalistes et pères fondateurs qui ont tant donné au mouvement syndical tunisien tels que Mohamed Ali El Hammi, Tahar Haddad, Belgacem Gnaoui, Farhat Hached, Hassen Saadaoui etc. Nous aurions été tous unis et solidaires dans des défilés où se seraient succédé toutes catégories de métiers et d'activités. Là, il s'agit d'un défaut de conception et d'organisation de la centrale syndicale. Par ailleurs, le 1er mai est aussi l'occasion de réaffirmer, de nouveau, l'unité et la force des travailleurs et travailleuses. C'est pourquoi les partis politiques de toutes obédiences ont dû incliner leurs couleurs idéologiques et marquer leur présence en tant que syndicalistes ou syndiqués ugététistes. Quand bien même ces partis seraient parmi les composantes militantes de l'Ugtt, ils devraient veiller à l'indépendance du mouvement syndical telle que l'a défendue Hached. Même si la centrale syndicale tunisienne a connu, à travers sa longue et prestigieuse histoire, des tiraillements et des conflits partisans, et aussi des batailles rudes pour son autonomie vis-à-vis du pouvoir politique, elle a réussi, après de dures épreuves, à imposer son indépendance. C'est un principe fondateur du syndicalisme tunisien dont les Tunisiens peuvent s'enorgueillir. Peut-être est-ce ce message fort que je voudrais envoyer à nos partis et regroupements d'extrême gauche dont le militantisme n'est pas à démontrer ni à contester. Le 1er mai 2013, par les différents drapeaux partisans brandis, par les slogans très politiques lancés mettant en veilleuse les priorités revendicatives des travailleurs et travailleuses, les portraits de leaders communistes et marxistes-léninistes brandis à la place de ceux de nos leaders syndicalistes nationaux, aura été un 1er mai fortement idéologique. L' Ugtt, avec son S.G. et ses responsables, a organisé un petit défilé relativement à sa taille, jalouse certes pour son indépendance. Ainsi la division a-t-elle marqué cette commémoration annuelle, l'unique qui pourrait rassembler les travailleurs et travailleuses sous la seule bannière de leur centrale syndicale, dans la seule union qui fait leur force. L'heure est grave. Nos acquis sociaux sont menacés par tant de facteurs nationaux et internationaux. Et puis, rappelons-nous que Hached a conçu l' Ugtt comme «une force d'initiative pour structurer la société autour de composantes de la sociéte civile dans les domaines politiques (avec les comités de garanties constitutionnelles) ou sociaux ( avec les comités de la cherté de la vie)» : Tout un programme avec ce souci constant de l'autonomie et de l'indépendance de l' Ugtt vis-à-vis de l'Etat et des partis. Et enfin, en dépit de la morosité économique, sociale et politique du contexte que nous vivons, nous devons apprendre à sauvegarder cet air de fête qui caractérise cette journée. En regardant les défilés à travers le monde contre l'austérité et les temps difficiles, nous avons un pincement au cœur. L'expression des revendications des mouvements syndicaux s'est faite à tambour battant, les instruments de musique et toutes les formes artistiques et créatives l'y aidant. Et aussi ces brins de muguets qu'on cultive spécialement pour cette mobilisation et dont on orne sa boutonnière à l'occasion. Cette ambiance de fête rompt avec nos cris, notre hystérie, notre violence, en somme notre tristesse. Nous sommes encore loin de ces militants français du Nord de la France qui, au XIXe siècle, épinglaient une églantine écarlate, fleur traditionnelle de leur région, en souvenir du sang versé lors de certaines de leurs luttes. Quand apprendrons-nous à manifester dans la joie, l'humour et la créativité qui sont pourtant ancrés dans nos traditions et cultures ? Les marches du FSM nous en ont bien donné de leçons. Les Africains et les Latino-américains, en défilant, nous ont offert de la bonne humeur en dépit de la gravité des revendications. Le changement auquel nous aspirons doit, à mon humble avis, toucher également nos pratiques, nos comportements et nos moyens de contestation et de proposition d'alternatives constructives. Avec art et muguets. L'an prochain. Pourquoi pas ?