Le Centre de musique arabe et méditerranéenne (C.M.A.M.) nous conviait, samedi, au palais d'Ennejma Ezzahra, à la découverte d'une suite «inédite» de chants de la confrérie «Echadüliyyah», annotée en 1917 par le cheikh Ahmed El Ouafi, et restée, à ce jour, «hors de pratique», dans les archives du Baron Rodolphe d'Erlanger. Parler «d'inédit» à propos du répertoire de la confrérie d'Echadüliyyah n'est peut-être pas la description exacte. La confrérie remonte à la fin du XIIe siècle. Lorsque venu du Maroc, son pays d'origine, Sidi Belhassen Echadly suivit l'enseignement de Abou Saïd El Béji avant de former, à son tour, des disciples et d'être consacré définitivement chef spirituel historique et saint icône du soufisme en Tunisie, avec son mausolée et sa scolastique propres, puis, ainsi que l'établissait la tradition populaire, avec les rituels institués en sa mémoire et les poèmes et les chants composés à sa gloire. Rituels, poèmes et chants spécifiques dans leur formulation, leur gestuelle et leur esthétique. Parfaitement codifiés. Comme il en est de toutes les confréries, disons plus «saillantes», plus répandues dans notre pays, la aissaouia, la soulamia, la awamria, la azzouzia et autres. Le répertoire soufi d'Echadüliyyah date vraisemblablement des XVe et XVIe siècles. On le devine à ses structures prosodiques (zajal beaucoup plus que littéral), mais surtout à sa conformité, quasi totale, aux touboüs tunisiens, tels qu'ils se pratiquent encore aujourd'hui. Sa construction générale confirme, par ailleurs, son alignement sur les règles traditionnellement convenues dans l'expression vocale (jusque musicale) du mysticisme islamique. Deux parties : introduction solennelle, dhikr et madayeh (éloges au Divin et au Prophète), ibtihalats (supplications), suivis et conclus par une série «dynamique» (la Hadhra ou âamels). Chants, ponctués parfois d'esquisses de danses (chatahats), en apologie du fondateur de la confrérie. Le maillon ne manque plus La suite «Echadüliyyah», présentée samedi à Ennejma Ezzahra, était confiée à l'ensemble «Ichkent», dirigé par Slim Baccouche et composé, pour la plupart, d'enseignants de musique. Très bonne interprétation chorale et «impros» solistes (irtijilats) d'une application certaine. Ce ne fut pas «tâche facile» pour autant. Slim Baccouche l'a bien souligné à la fin de la représentation. On a juste travaillé sur la partition laissée par le cheikh Ahmed El Ouafi. Pas d'enregistrement d'époque. «L'inédit» résidait en cela. On ne sait toujours pas pourquoi ces très beaux morceaux, absolument caractéristiques de l'expression et du style de chant de la confrérie «Echadüliyyah», ont interrompu à un moment (lequel?) le cours de leur transmission orale? Ni surtout pour quelle raison particulière la partition de Ahmed El Ouafi n'a pas été directement exploitée depuis maintenant près d'un siècle? Nos amis responsables d'Ennejma Ezzahra attestent que le répertoire soufi d'Echadiliyyah se chantait encore dans les années 60. Le plus probable, donc, est que celui-ci, par orthodoxie ou par rigorisme, s'est confiné dans l'enceinte même du mausolée de Sidi Belhassen et qu'il n'a pas suivi le mouvement de «popularisation» qui a marqué les rituels de la aïssaouia, la soulamia et la azzouzia à partir, surtout, des années 80. Il n'empêche, le maillon manquant existe désormais. Le public présent samedi à Ennejma Ezzahra a d'abord, bel et bien, apprécié «la découverte». Une heure et demie de chant soufi de pure souche, ordonnancé sur les codes stricts de l'expression mystique ancestrale de l'Islam : psalmodie, invocations, supplications, finement majestueusement rendues, alternées par des éloges récurrents au saint fondateur, le tout sur des mélodies sobres, simples, en parfaite retenue (on ne surcharge, ni n'édulcore «la parole de piété»), mais aussi, avec «aux détours de quelques phrasés, de subtils accents polyphoniques qui rappellent aux chants grégoriens. C'était une influence possible aux XVe et XVIe siècles. Mais encore, et on insiste de nouveau sur ce point, avec un contenu modal bien de chez nous, un voyage savoureux à travers l'isbaïn, le hssine saba, le dhil, maya et rhaoui. Majeur et mineur même, nos touboüs typiques, racés, ancrés, agrémentés, ici et là, par des incursions dans les tons complets hérités de notre ouverture séculaire sur les musiques de l'Occident. Le maillon manquant est surtout, d'ores et déjà, consigné, documenté. Un livre contenant les manuscrits récemment révélés de Ahmed El Ouafi va bientôt paraître. De même qu'un CD de ce dernier concert d'Ennejma Ezzahra. Et l'on annonce, pour le samedi 8 juin, une seconde découverte : une partition de Ali Derwish et de Tarnane, sur un autre morceau rare de Sika Tounssia. Les spécialistes vont accourir, à n'en pas douter.