Souvent, on perd sa vie en voulant la gagner. L'entreprise, en permettant aux travailleurs de vivre, peut aussi, hélas, les priver de la vie directement ou indirectement. Depuis, le travail dans les mines avec ses effondrements de galeries et ses coups de grisou en passant par le bâtiment, les constructions métalliques et les transports peut exposer, de plusieurs façons, aux affections et accidents mortels. Et malgré l'apparition de ce que l'on peut appeler «l'entreprise-providence», travailler au sein de ce type d'organisation formalisée et finalisée n'est pas sans risques pour la vie. On peut mourir de plusieurs façons dans les entreprises. Effectivement et de façon intégrale, victime d'un accident, de l'épuisement ou en se suicidant, comme l'on peut y mourir moralement, intellectuellement ou autrement. L'entreprise, de par sa structure, sa culture, sa gestion, sa situation à l'instant indiqué, son environnement et le niveau de stress qu'il impose est, en effet, le creuset d'un ensemble de facteurs pouvant induire cette issue fatale. Donc, en l'espace de deux siècles, la mort en entreprise est passée du stade purement accidentel et physique à un stade plus complexe. D'abord, l'apparition d'une mort toujours fulgurante, physique, mais naissant lentement et cuisinée à petit feu dont les causes sont à la fois inhérentes à l'entreprise avec sa réalité présente ou attendue et à la victime elle-même. C'est la mort subite due à l'épuisement. Ensuite, la mort par autolyse, c'est-à-dire suite au suicide de la victime qui «choisit» (facile à dire) de mettre fin à sa vie. Aboutissement de tout un processus faisant interagir, comme pour le précédent type des facteurs propres à l'entreprise et d'autres relatifs à la victime. Deux types de mort impliquant le travail et la vie en entreprise devenus assez répandus dans les pays avancés. Il faut dire là que l'entreprise, soumise elle-même à un stress intense et à des règles de gestion et de management de plus en plus strictes, n'est plus considérée comme une entreprise-providence, dotée d'une «tendresse» infinie envers ses salariés, mais plutôt comme une machine froide, inoxérable, infernale. Une machine dans laquelle le salarié est un simple rouage que l'on peut à tout moment remplacer par un autre. Les journaux nous apprennent, de temps en temps, (rubriques insolites parfois) que ce genre d'entreprises ne reculent devant rien en décidant le licenciement d'employés confirmés pour un oui ou pour un non (nous citerons des exemples dans un prochain article). Une étude allemande, ayant concerné plus de 20.000 personnes tout au long de 25 ans et dont les résultats ont été publiés récemment, a montré que la peur de perdre son emploi s'accentue de jour en jour et que celle-ci a de graves conséquences sur l'état physique et mental de ces personnes-là. Plus graves même que le stress post-perte de l'emploi, 20%, en effet, ont exprimé en 2005 ces profondes appréhensions et décrit clairement leur angoisse à la perspective d'une perte de l'emploi contre 12% seulement en 2001. C'est dire l'immense détresse qui rampe au sein de la population active employée et qui contribue, sans aucun doute, à renforcer les facteurs conduisant à l'épuisement ou au suicide. Mais l'entreprise est aussi l'organisation où l'on peut mourir moralement et intellectuellement. Un lieu où haine, méchanceté, hypocrisie, vengeance et tout type de violence physique, morale, symbolique, sociale, intellectuelle et autres trouvent un terrain propice pour «s'épanouir». Appelons cela la loi de la jungle où le jeu est gagnant-perdant. Jeu macabre sans états d'âme, où les valeurs de vérité, de justice, d'honneur… n'ont aucune place. Là, dans ce type d'entreprise, il faut avoir des nerfs d'acier, non pour produire plus et mieux, mais pour se protéger contre les attaques visibles et surtout invisibles à la fois perfides et sournoises. Certains ne peuvent tenir le coup. Ils sont marginalisés, écrasés, exterminés quand ils s'entêtent et essayent de rester en dehors de cette logique belliqueuse. D'autres sont emportés par le courant et intègrent la jungle, en adoptant toutes les valeurs négatives. C'est la mort morale. La mort intellectuelle survient, quant à elle, lorsque le salarié devient conscient que toute bonne initiative de sa part est malvenue, que toute innovation qu'il propose devient la propriété de son chef hiérarchique et quand il constate que tout effort intellectuel de critique constructive ou d'évaluation argumentée a pour résultat la mise à l'écart.