Par Khaled EL MANOUBI * Dans nos articles antérieurs publiés par La Presse, nous avons fait état de la transaction franco-bourguibio-nouirienne d'avant 1934 — année de la tenue du congrès constitutif du Néo Destour — faisant de Bourguiba et de Nouira respectivement dauphin de la France et dauphin du dauphin (vice-dauphin, lequel sera adoubé un peu plus tard) moyennant une entreprise, orchestrée par la France, de noyautage et du Destour et du syndicat national. Ce papier aurait pu s'intituler : «Mahmoud El Materi a-t-il soupçonné (dès 1930 ?), la collusion franco-bourguibienne ? ». Empressons-nous de préciser que, bien que El Materi était à deux doigts de découvrir le pot au roses, il n'a jamais eu conscience de la chose : c'est que l'idée de la France était géniale – donc presque insoupçonnable – et son exécution, un quart de siècle durant, était menée par la France et ses acolytes d'une façon, sinon parfaite, du moins réactive aux événements et bien coordonnée entre les deux larrons et leur maîtresse. Aussi, l'ouvrage de Mahmoud El Materi (Itinéraire d'un militant (1926-1942), Cérès Productions, Tunis, 1992) en dit-il plus que son propre auteur exprime, précisément parce qu'il en a tellement dit qu'il suffit de recomposer les choses qu'il a dites pour voir se dessiner la vérité historique. Un tel travail nécessiterait un autre ouvrage. Aussi, nous contenterons-nous, dans cet article, de fournir au lecteur des échantillons de cette recomposition faite de citations présentées dans un ordre différent de celui qu'elles ont dans le livre de Mahmoud El Materi, l'ordre de présentation de notre auteur étant indiqué par le numéro de la page mis entre parenthèses et placé à la fin de la citation correspondante. C'est à travers l'égrenage des protagonistes que nous donnerons corps à la reconstitution recherchée. 1) Le chaouch Saïd, de Bordj Lebœuf, promu en 1936 bach-chaouch. Sur l'insistance de M'hamed Bourguiba, prétextant le naufrage matériel de sa famille, les déportés de Bordj Lebœuf avaient fini par accepter d'écrire une lettre au général Azan (commandant supérieur des troupes de Tunisie) dans laquelle les signataires contestent qu'ils sont des « rebelles, (des) agitateurs (ou des) ambitieux». Sauf que M'hamed Bourguiba était un cas, pour ne pas dire complice de son frère Habib, peut-être même aussi de la France. Pour El Materi, M'hamed Bourguiba, son «ainé d'une dizaine d'années (faisant l'objet de) respect, d'estime et même d'affection. Homme calme et pondéré, à l'esprit vif et aux idées claires, il nous en imposait par la sûreté de son jugement et la rigueur de son raisonnement». Ses analyses comportaient un «raisonnement (qui ne semble) pas manquer de logique». Pourtant, s'agissant de la lettre destinée à Azan, «Si M'hamed, d'habitude très calme et pondéré, s'anime et s'emporte». Déjà, au début de décembre 1934, El Materi a été surpris par la proposition de M'hamed portant sur une grève de la faim « presque irréalisable pour des gens laissés malgré tout en liberté et éparpillés dans des localités très éloignées les unes des autres ». Mais Habib Bourguiba exigea, en contrepartie de sa signature, un procès-verbal également signé par tous constatant le refus de Habib. Par ce procès-verbal, que la lettre soit «suivie d'effet ou non, (Bourguiba) se trouvait gagnant sur les deux tableaux». Lors des discussions relatives à la rédaction de la lettre, le «chaouch Saïd rodait autour de nous». Quelques jours plus tard, certains déportés «vinrent me dire qu'ils avaient appris du chaouch Saïd que le fameux procès-verbal était caché chez lui (et certains pensaient que Habib Bourguiba craignait) de voir le précieux document subtilisé par l'un de nous». Curieusement, Habib assure : «Quoique faisant partie du Maghazni, Saïd est un vrai patriote en qui j'ai plus confiance qu'en certains soi-disant destouriens». Propos à mettre en rapport avec cette remontrance adressée par Mahmoud au même Habib : « le 5 septembre (1934), j'ai reçu (à Ben Guerdane) un appel téléphonique de Habib Bourguiba (à Kebili) dans lequel il commente avec satisfaction la tournure des évènements. Je lui ai conseillé d'être plus discret dans ses conversations téléphoniques, ayant appris le même jour que des agents français étaient chargés d'intercepter nos communications». 2) Chedly Khaïrallah : Avec lui, nous avons un deuxième jouet de la France après M'hamed Bourguiba lequel, on le notera bien, fera un passage court aux premières loges du Néo-Destour. El Materi en parle en 1930 comme son « vieil ami » qui dirigeait «La voix du Tunisien». Un groupe dirigé par El Materi se joint à Chedly Khaïrallah pour faire de «La voix de Tunisien» un quotidien dont le premier numéro parait le 16 février 1931. Le 30 juin 1931, le résident Manceron croit utile de recevoir le groupe dirigé par El Materi. Mais déjà, un élément important de la transaction se précise. «Ce contact avec le représentant de la France créa la première fissure dans notre groupe. En effet, après sa rencontre clandestine avec Manceron, Chedly Kheïrallah est devenu un peu suspect pour certains d'entre nous ». C'est que, «ayant appris, lors de leur rencontre avec le Résident Général, qu'avant de les recevoir, ce dernier avait eu dans la matinée même une entrevue en tête-à-tête avec Chedly Kairallah, les membres de la délégation s'en offusquèrent et critiquèrent vivement l'attitude « cavalière », voire «suspecte», du Directeur de «La voix du Tunisien» qui n'avait pas daigné les informer de l'objet, ni même de la tenue, de cette entrevue avec le résident général »(192). Aussi, peut-on en inférer que la transaction du dauphinat entre la France et Bourguiba (Habib) est antérieure à février 1931 et, en tous cas, postérieure à la fin du statut de courtisan de Ahmed Bey qu'a voulu avoir Habib Bourguiba. En effet, le Bey de camp Ahmed «avait fait montre d'un certain patriotisme, ce qui n'avait pas manqué d'abuser quelques personnes, dont mon ami Habib Bourguiba à qui il avait promis de le nommer ministre de la Justice dès qu'il accéderait au trône husseïnite. Le jour de la cérémonie d'investiture du nouveau Bey, je rencontrai avec étonnement Bourguiba revenant du Bardo, coiffé d'une chéchia tunisienne d'où pendait un gland de soie noire à la manière des dignitaires beylicaux. Alors, lui dis-je, te voilà faisant partie de la cour beylicale ?». Mais le Bey «ne tarda pas à prendre ses distances avec ce jeune avocat stagiaire en train de devenir compromettant et Bourguiba rangea sa coiffure de cérémonie pour reprendre le fez turc, coiffure adoptée par les Tunisiens évolués depuis la génération de Béchir Sfar». Ainsi, Habib Bourguiba serait à vendre au plus offrant... El Materi écrit : Lorsque «La voix du Tunisien» devint un quotidien, j'en étais l'administrateur et Chedly Khaïrallah le rédacteur en chef : or voilà qu'un beau jour, sans demander l'avis de personne, on vit dans la manchette du journal : Directeur Ch. Khaïrallah». Lorsque El Materi y voit plutôt «de petites rivalités peut-être», il ne se rend pas compte qu'il y a, là, la main de la France désireuse d'ouvrir un champ propre à Bourguiba : le premier numéro de «La voix du Tunisien» parut le mardi 1er Novembre 1932 et a été créé par un « groupe composé de Habib Bourguiba, Mahmoud El Materi, M'hamed Bourguiba, Bahri Guiga auxquels s'est joint Ali Bouhajeb». Après la deuxième vague d'arrestations du 2 janvier 1935, «à Tunis, les militants (vraiment militants ?) avaient désigné un nouveau Bureau politique ayant à sa tête Chedly Khaïrallah (et) le nouveau bureau avait été reçu par Peyrouton ». (Khairallah) «n'avait nullement les qualités nécessaires pour être à la tête d'un Parti en pleine bataille tel que le Néo-Destour, auquel il n'appartenait d'ailleurs pas et qu'il avait même quelque peu combattu». A partir de Tataouine, Habib Bourguiba somme «Chedly Khaïrallah de conduire une manifestation devant la résidence. Cette manifestation eut lieu (par de vrais militants, pacifiquement le 28 mars 1935». Sauf que le rôle imparti à Khairallah était terminé. Peyrouton reçut bien Kaïrallah, mais lui «donna le choix de rejoindre ses amis à l'extrême-sud tunisien ou de partir à l'étranger(...) Le 13 avril 1935, Khaïrallah partit en hydravion pour Rome comme l'avait fait cheïkh Thaâlbi en 1923». Cependant, quelle différence entre un grand adversaire de la France-que combattra Bourguiba lors de son retour en 1937 – et une de ses marionnettes, en apparence aux ordres de Bourguiba, et qui joue au leader proscrit de surcroît... et, qui plus est, fait place nette à Bourguiba. * (Universitaire)