Né à Lausanne en 1941, Roland Jaccard a longtemps été chroniqueur au Monde et directeur de collection aux Presses Universitaires de France. Protéiforme, son œuvre est composée d'essais (L'exil intérieur, La tentation nihiliste suivi de Le cimetière de la morale), de journaux intimes (L'âme est un vaste pays, L'ombre d'une frange, Journal d'un homme perdu, Journal d'un oisif), de livres illustrés (Dictionnaire du parfait cynique, Retour à Vienne). Il vient de publier aux éditions Grasset un récit, Ma vie et autres trahisons, ainsi qu'Une Japonaise à Paris, aux éditions L'Editeur, avec des illustrations de Masako Bando. Commençons, si vous le voulez bien, par votre dernier livre paru ces jours-ci, Une Japonaise à Paris. De quoi s'agit-il au juste ? Est-ce, comme nous l'avons interprété, un conte pour enfants ou pour des personnes adultes ? Au départ, c'est une commande d'un éditeur japonais pour un public ciblé : les jeunes Japonaises qui rêvent de Paris et du grand amour. J'ai relevé le défi en songeant au roman d'Erich Segal : Love Story et un peu également à Stefan Zweig. L'avantage de la vieillesse, c'est qu'on n'a plus rien à prouver et rien à perdre. Je me suis donc dit : je me laisse aller à mon penchant romantique... Les violons ont toujours raison. Qu'est-ce qui se cache derrière vos nombreuses collaborations avec des dessinateurs — Roland Topor, Romain Solcombe, etc. — dont le travail est très atypique ? Cherchez-vous une compensation à un talent que vous n'avez pas ? Au commencement, je voulais faire du cinéma et j'ai d'ailleurs tourné quelques films à Lausanne. J'ai même travaillé à Vienne avec Jean Renoir. Je m'amuse aujourd'hui à faire tous les jours de brèves vidéos, mes « haïkus visuels ». Tous les dessinateurs avec lesquels j'ai travaillé étaient des amis dont j'appréciais l'œuvre, Topor au premier chef. J'éprouve un vrai plaisir à les retrouver dans mes livres. Ma vie et autres trahisons, récit paru en 2013, est également un manuel de philosophie, de littérature et de vie des plus truculents. Les trente-cinq petits textes de ce livre peuvent aussi bien être lus linéairement que d'une façon décousue. Comment écrivez-vous ? Comment organisez-vous vos textes, vos idées et vos livres ? J'écris n'importe comment et n'importe où. Ce qui importe ensuite, c'est le montage et surtout l'esprit critique qui conduit à supprimer une bonne partie du texte. Par ailleurs, j'essaie d'être toujours au plus près de moi. À quoi bon écrire, si ce n'est pas pour parler de soi ? Certes, le Moi est haïssable, mais surtout celui des autres... Et puis, il vaut mieux être détesté pour ce qu'on est que d'être aimé ou admiré pour ce qu'on n'est pas. Vous avez des lectures et des goûts franchement « nihilistes ». Qu'est-ce à dire ? « Le néant n'est qu'un programme », disait Cioran, ce grand ami auquel vous avez consacré un très beau livre publié en 2005 aux Presses Universitaires de France. Qu'en est-il alors ? Nihiliste, c'est vite dit ! Mettons que je pratique une philosophie ou un art du désengagement. Je suis engagé dans le désengagement. Avec quelques maîtres : Schopenhauer, Nietzsche, Cioran, Amiel, Bernhard et Freud. Aujourd'hui à la retraite, éloigné des mondes du journalisme littéraire et de celui de l'édition, comment voyez-vous l'évolution de ces deux métiers ? Ce qui se passe vous semble-t-il toujours sain, du moins normal ? Ayant vieilli très vite (le meilleur moyen de rester jeune), j'ai toujours eu l'impression d'être un retraité. Je suis parvenu — et c'est pour moi l'essentiel dans une vie — à préserver la quasi-totalité de mon temps libre. J'ai l'impression que nous sommes passés de l'imaginaire du progrès à l'imaginaire de la catastrophe. Mais de même qu'il n'y a pas eu de progrès, il n'y aura pas non plus de catastrophe. Cela confirme ce que nous savions depuis toujours : l'humanité n'est douée ni pour le meilleur, ni pour le pire. Nous ne pouvions pas nous entretenir avec vous sans vous poser une question d'ordre politique. Que pensez-vous de ce qui a eu lieu au cours de ces trois dernières années, sachant que vous avez, dans les années 60-70, beaucoup fréquenté la Tunisie ? Après avoir achevé mes études à Lausanne, mes parents m'ont offert un long séjour en Tunisie, notamment à Hammamet et à Sidi Bou Saïd. J'en garde un souvenir ébloui. La liberté des mœurs, les filles sur la plage, les boîtes de nuit... Bref, la dolce vita. J'ai assisté au fil des ans à la montée en puissance quasi irrésistible — et pas seulement en Tunisie, même en Suisse — d'une religion qui offre le spectacle à mes yeux déplaisant d'un archaïsme dévastateur. Mais, après tout, chaque époque a droit à ses moments de délire meurtrier. Les Allemands en ont joui avec Hitler, les Russes avec Staline, les Chinois avec Mao... Je me garderai bien de les juger. Mais quand le spectacle devient par trop obscène, je préfère quitter la salle. Pour des raisons esthétiques plus qu'éthiques.