Par Ahmed Néjib CHEBBI Un conflit de tactique politique a divisé le mouvement national et ensanglanté le pays dans les années cinquante: fallait-il se contenter en un premier temps de l'autonomie interne et reporter à plus tard la revendication de l'indépendance? Ou alors, la conjoncture régionale (résistance au Maroc et guerre d'Algérie) et internationale (défaite de Dien-Bien-Phu) permettait-elle de contraindre le Protectorat à reconnaître dans l'immédiat cette indépendance? L'Histoire a bien dit son mot : la conjoncture politique permettait d'arracher beaucoup plus que l'autonomie interne de juin 1955 puisque neuf mois plus tard, la France octroyait l'indépendance à la Tunisie après celle du Maroc (successivement les 2 et 20 mars 1956). La Tunisie a payé d'un prix fort ce conflit interne: la division du pays avec son lot de ressentiments qui perdurent jusqu'à aujourd'hui et l'établissement d'un régime autoritaire à pouvoir personnel et parti unique qui a implosé le 14 janvier 2011. Mais l'histoire a prouvé aussi que ce n'était qu'une divergence de la tactique. Car sur le fond, Bourguiba n'a rien cédé: sitôt l'indépendance acquise, il revendique, à la faveur des évènements de Sakiet Sidi Youssef en février 1958, le retrait des troupes étrangères, engage la bataille de l'évacuation et remporte la victoire grâce au soutien des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne. Restait la base de Bizerte, ce sera chose faite trois années plus tard au prix d'un affrontement qui a fait couler beaucoup d'encre et de sang (octobre 1963). Bourguiba ne s'arrête pas pour autant, il réclame et obtient dans la foulée (mai 1964) l'évacuation agraire, c'est-à-dire la récupération des terres des colons. L'indépendance est totale et définitivement scellée. Bourguiba entre dans l'histoire comme le libérateur du pays ; l'homme qui, dans les années trente, a sorti le mouvement national de sa torpeur, celui qui a mobilisé le peuple, vingt années durant (1934-1954) et l'a guidé, étape par étape, vers l'indépendance totale. Au cours de ce combat héroïque, Bourguiba a allié courage, endurance, un sens aigu de la politique et une connaissance rare des réalités tunisiennes, françaises et internationales. Sa tactique consiste à isoler son adversaire pour le traquer jusqu'à l'épuisement. Leader éclairé, Bourguiba a fait de la mobilisation populaire son point fort, mais visionnaire, il a toujours discerné les nuances de la vie, saisi la dynamique des faits et anticipé le cours de l'Histoire: il l'a fait dès le début quand il a cherché à isoler les «Prépondérants» dans la société française et il l'a prouvé au cours de la Seconde Guerre mondiale quand il a prévu, du fond de sa geôle à Fort Saint-Nicolas, la défaite de l'Axe et refusé de se compromettre avec lui malgré la chimérique promesse de l'indépendance. Et au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, de son exil au Caire, il a brossé, dans une lettre à Ferhat Abbas, le tableau de la nouvelle situation mondiale, il a décelé la force montante sur la scène internationale, les USA, et l'a exhorté à miser sur elle pour obtenir l'indépendance de l'Algérie et des autres pays du Maghreb. A la tête du nouvel Etat indépendant, Bourguiba a encore fait preuve de génie: plutôt que de laisser libre cours au ressentiment, il a conçu son œuvre en collaboration avec la France et le monde occidental. Héritier d'un pays pauvre, sans ressources naturelles abondantes, il a misé sur les ressources humaines de son peuple et sur les amitiés tissées à l'échelle internationale pour combattre l'analphabétisme, la maladie, le sous-développement. Mettant à contribution la coopération internationale, il a su développer les écoles, les hôpitaux, libérer la femme et émailler le territoire national de pôles de développement: à Kasserine, Bizerte, Béja, Sfax, Gabès, etc. Au soir de sa vie, il pouvait être fier de son œuvre et de son peuple! Bien sûr, cette longue marche n'a pas été exempte d'erreurs, tant s'en faut! La bataille de Bizerte a-t-elle été bien calculée? Et l'assassinat de Salah Ben Youssef, et les exécutions sommaires, et l'expérience désastreuse des coopératives dans les années soixante, et la répression du mouvement étudiant, et l'écrasement sanglant du mouvement syndical en janvier 1978 et la révolte du pain de 1984, pour n'en citer que les plus importantes. Ces errements que l'on peut mettre sur le compte du pouvoir personnel et de l'autoritarisme ne changent rien au tableau et l'Histoire ne retiendra que le résultat final: Bizerte a été libérée, l'expérience malencontreuse de Ben Salah, malgré son échec final, nous a laissé l'arborisation de zones entières de notre pays, des écoles, des hôpitaux, des pôles industriels de développement. On ne peut transiger sur le sang des martyrs, ni sur les souffrances des victimes de la répression qui attendent que justice leur soit rendue, mais ces errements et déboires qui ont pavé le chemin au changement du 7 novembre ne changent rien au tableau d'ensemble: plus que le père de l'indépendance, Bourguiba a été le père de la Nation, de la Tunisie moderne dont nous sommes fiers et à laquelle nous sommes si attachés. Sa mémoire mérite d'être célébrée plutôt qu'instrumentalisée dans des luttes stériles et dangereuses qui opposent des éléments constitutifs de notre personnalité de base: l'islam au réformisme tunisien dont Bourguiba a été l'une des figures de proue et le maître artisan. Pour ma part, je n'ai pas attendu la révolution pour célébrer sa mémoire, en vue de m'attribuer une partie de son legs, je l'ai fait en m'inclinant devant sa dépouille le 6 avril 2001 en reconnaissance des services rendus à la Nation, pour la vérité et pour l'Histoire. A un moment où beaucoup de ses disciples le reniaient !