Drogue, alcool, agressions, vols à main armée, prostitution... Le quotidien des jeunes délinquants ne diffère pas beaucoup de celui des dealers adultes. Leur enfance et leur adolescence ne ressemblent pas à celles des autres enfants. Leurs jours et leurs nuits non plus. Mohamed, 15 ans et demi, originaire du Cap Bon, a été enrôlé par un gang qui sévit dans son quartier défavorisé et «chaud» en termes d'insécurité. Depuis qu'il a abandonné l'école en sixième année primaire, à l'âge de 12 ans, il traîne dans la rue le jour et passe souvent ses nuits, en dehors du domicile parental, se bourrant de cachets d'Aqualine , d'alcool à bon marché, de cannabis, communément appelé «zatla» et de différentes autres drogues médicales. Ses soirées se terminent généralement en braquages, vols, agressions. A à peine 16 ans, la face antérieure des bras de Mohamed porte les traces de sa déviance, de son échec et de ses souffrances. En retroussant son sweet, il dévoile des bras balafrés marqués par de larges et profondes cicatrices. «L'Aqualine, c'est une drogue qu'on donne aux chevaux, elle me fait perdre la tête, je ne reconnais plus rien, ne sens plus rien, je ne sais plus ce que je fais, je casse tout, je frappe n'importe qui, je deviens fou au point de me taillader les bras et les veines sans en être conscient et sans ressentir la moindre douleur». C'est en se réveillant le lendemain, parfois chez ses parents, souvent chez un «ami», qu'il se rend compte du désastre et de la mort si proche. Pourtant, le soir venu, tout recommence. Récidiviste et sans suivi Récidiviste, Mohamed s'est retrouvé plusieurs fois devant le juge, mais à chaque fois remis à ses parents sans aucune sanction. La dernière fois, le 8 mai 2014, il a été arrêté par la police au cours d'une tentative de vol. Ayant refusé de dénoncer un de ses complices soupçonné d'avoir usé d'une arme blanche, il est placé, sur ordre du juge, dans le Centre d'observation des mineurs de La Manouba pour une période d'un mois et quatre jours. Dans ce centre, maillon intermédiaire entre les structures de protection des enfants menacés et les centres de correction pour enfants en conflit avec la loi, on accueille, sur décision judiciaire, les enfants âgés de 13 à 18 ans, impliqués dans des affaires pénales. Mohamed regrette l'époque où ses parents s'occupaient bien de lui. «Je m'habillais bien, j'allais à l'école jusqu'au jour où mon grand frère a été jeté en prison». Jour où sa vie a basculé. «Depuis ce jour-là, mes parents ne s'occupent plus que de lui et ont été ruinés par les avocats. Mon premier comprimé d'Aqualine, je l'ai pris le jour où j'ai vu les policiers tabasser mon frère au moment de son arrestation. Pour me venger d'eux, j'ai voulu faire comme lui. Depuis mon arrestation, je ne me suis plus drogué. Alors que j'étais en geôle, on m'emmenait pour me soigner et me désintoxiquer. Au bout d'un mois, je ne sentais plus aucun manque. Je me sentais bien et étais tranquille. Le juge m'avait promis de me laisser rentrer à la maison si je restais sage». L'audience décisive au tribunal a été fixée pour le 13 juin. Mohamed est optimiste quant au verdict judiciaire, mais inquiet pour l'après. Son quartier est une source de nuisances et la cause de sa déviation. Il aimerait aller s'installer ailleurs et trouver du travail. Le travail du cuir l'intéresse, il a eu une courte expérience dans un petit atelier de fabrication de chaussures et de mules. Sinon, tapissier auto. Le 13 juin dernier, il a été reconnu coupable et remis de nouveau à ses parents, et le Centre de défense et d'intégration sociale de Dar Chaâbane a été chargé d'assurer le suivi de l'enfant et d'œuvrer pour son insertion sociale. La fille, toujours coupable Dans l'unité de vie réservée aux filles, Safa, 17 ans, y est placée pour une affaire de prostitution. La première. Elle a été arrêtée en février 2014 à la suite d'une descente policière. Après neuf semaines passées au Centre de correction d'El Mghira, et son transfert en avril 2014 au Centre d'observation de La Manouba, Safa attend de se présenter à nouveau devant le juge, pour la cinquième fois. Elle risque de retourner en correction si son père ne se manifeste pas et ne la récupère pas. Il n'a plus cherché à la voir depuis qu'elle avait refusé de le rencontrer au centre de correction. «J'avais honte», confie-t-elle. Les nombreuses tentatives des professionnels du Centre d'observation de rétablir le contact avec lui sont restées vaines. Avec sa sœur aînée également. Pour l'adolescente, aussi, il n'est plus question de retourner à sa ville natale ni au domicile du père, qui a refait sa vie avec une autre femme après le décès de la mère de Safa. Elle voudrait retrouver sa sœur et retourner chez la parente qui l'a accueillie avec sa sœur, plus âgée qu'elle de trois ans. Safa n'a rien en apparence d'une prostituée. Aucune allure ou comportement suspects. Juste un minois enfantin dans un corps d'adolescente en pleine transformation. «Je ne touche ni à la cigarette, ni à l'alcool et j'ai en horreur la drogue». Safa, un brin timide, n'avoue pas s'adonner à la prostitution, «j'étais avec un ami, quand...», avance-t-elle. Mais elle admet, par ailleurs, passer des nuits chez des amies sans même que sa sœur sache où elle est, ni avec qui elle est. La raison pour laquelle elle a rompu ses études en deuxième année lycée et quitté le domicile paternel pour se réfugier chez une parente lointaine, elle ne veut plus en parler, elle veut l'oublier pour pouvoir se reconstruire. Le personnel du Centre d'observation en dira un peu plus. Safa a été violée par son oncle paternel. Son entourage familial l'a presque rendue coupable du crime, l'a obligé à retirer sa plainte et l'a sommée d'oublier l'incident et de faire comme si rien ne s'était passé. Agressée, humiliée, choquée puis lâchée par tous, Safa n'en sort pas indemne. Elle souffre de troubles psychologiques. Aujourd'hui, malgré tout, elle garde le sourire et veut se réveiller du cauchemar qui a gâché sa vie. Elle n'a plus qu'une idée en tête : retourner au lycée, poursuivre ses études et réaliser un rêve : intégrer la gendarmerie. «Je rêve de devenir gendarme», dit-elle comme pour narguer le sort. L'envie de s'en sortir, mais comment ? Au cours de leur détention dans le Centre de La Manouba, les deux adolescents ont confié vouloir dépasser cette étape, tourner la page et passer à autre chose, plus constructive. En ont-ils vraiment les moyens ? Les structures censées s'occuper des enfants en conflit avec la loi et favoriser leur réintégration sociale souffrent elles-mêmes de carences en personnels qualifiés, en équipements pédagogiques, en logistiques et en infrastructures adéquates nécessaires à l'accompagnement de l'enfant menacé par la dérive ? L'envie de s'en sortir suffit-elle pour ne pas récidiver ? Difficile sans accompagnement psychologique et sans suivi social. C'est ce qu'affirment les professionnels et les experts. Mohamed et Safa auront peut-être une chance de s'en sortir. Ils vont bénéficier de l'intervention du Projet de «soutien à l'amélioration du système de la justice pour les enfants en Tunisie», projet financé par l'Union européenne et mis en œuvre par l'Unicef pour le compte du gouvernement tunisien. Inscrit dans le cadre d'un programme global de réforme de la justice (Parj), ce projet triennal a pour finalité de contribuer à la mise en place d'une justice juvénile plus efficace et plus respectueuse des droits de l'enfant. Une justice qui garantit entre autres le suivi des enfants à toutes les étapes de la procédure judiciaire et après la libération, tout en tenant compte de leurs besoins sexo-spécifiques. A noter que depuis les événements de 2011, le phénomène de la délinquance juvénile a pris de l'ampleur (12.000 environ en moyenne et par an (débutants et récidivistes), chiffres 2009-2010), avec un taux de récidive élevé estimé à 27%, et un nombre en augmentation d'affaires judiciaires impliquant des enfants.