Par Aymen Hacen Il est vrai que la lecture nous ouvre les yeux sur des mondes inconnus. Il est vrai aussi qu'elle nous soumet à des impératifs périlleux qui souvent débouchent sur un réel exil. Il arrive même que la famille et les amis ne nous reconnaissent plus parce que notre dernière lecture nous a si marqué que nous ne semblons plus les mêmes. Cela est vrai. Cela existe. Chacun peut en mesurer la profondeur pour peu qu'il donne aux livres et à la lecture la place qu'ils doivent avoir dans sa vie. Et, en cette période de vacances estivales, il serait bon d'aller au bord de la mer avec un livre, avec un bon livre dont on nous a parlé ou qui nous a été offert afin que la lecture soit plaisir en soi et reconnaissance à l'égard d'autrui. Le manque de bonheur intérieur détermine toute cette société seul le bonheur intérieur importe et c'est de lui dont l'humanité a besoin ils estiment plus leurs voitures que le sable sur la plage… Ainsi parle Michel Jourdan dans son dernier livre, Le promeneur secret, paru en janvier dernier avec une très savoureuse préface de notre ami Yves Leclair. Cette dernière précision n'est pas gratuite. Nous y tenons comme à la prunelle de nos yeux parce que l'amitié, ici, éclaire, purifie même. Les notes de Michel Jourdan sont, quant à elles, justes, c'est-à-dire si savamment pensées qu'elles s'imposent, et plus encore, la chute de ce que nous venons de lire s'imposant comme une vérité absolue devant les spectacles auxquels nous assistons sur nos plages. Celles-ci sont maltraitées, malmenées, martyrisées. Il est en effet impossible de plonger sa main dans le sable sans tomber sur des mégots, des pots de yaourt vides, des couches-culottes, des restes de melon et de pastèque, etc. La liste risque d'être longue, infinie même, si bien que nous ne pouvons y penser sans avoir le cœur gros de tristesse et de colère. Et, de fait, au lieu d'aller prendre du bon temps sur la plage, profitant du soleil, du doux sable doré, de la pureté rafraîchissante de l'eau, nous nous retrouvons dans une pestilentielle déchetterie, alors que très souvent les municipalités destinent maints employés au ramassage des restes et qu'elles installent des poubelles à la sortie des plages. Mais pourquoi tant de désinvolture et de laisser-aller de notre part ? Pourquoi nous refuser le plaisir d'une baignade qui aussitôt risque de tourner en noyade? Le comble, c'est que nous avons droit à des réflexions relevant d'une parfaite inconséquence, pour ne pas dire hypocrisie. Tous regrettent les plages de naguère. Tous se plaignent de l'état actuel. Comme toujours. Mais, nous faut-il rappeler, « Charité bien ordonnée commence par soi-même » ; et, si nous nous permettons de nous comporter sur les plages comme chez nous, nous devons envisager que ledit chez nous ou chez soi appartient à tout le monde. Là encore, un proverbe s'impose : « Fais comme chez toi, mais n'oublie pas que tu es chez moi. » Cela relève du vivre ensemble et de ce que certains appellent le civisme. Mais, hélas, les cours d'éducation civique (comme tous les autres d'ailleurs) restent lettre morte, l'égoïsme et la mauvaise éducation pouvant rapidement prendre le dessus sur tout le reste. Nous croyons toutefois savoir pourquoi les choses sont arrivées à ce niveau. Si les cahiers et les livres scolaires sont déchirés et brûlés devant les écoles, les collèges et les lycées, ou bien abandonnés aux vendeurs de glibettes du quartier, et que, hormis les textes figurant dans les manuels, la plupart ne lisent jamais de leur propre chef, nous devons nous attendre au pire. C'est que des yeux qui ne lisent pas ne voient pas. Les yeux qui ne lisent pas ne distinguent pas la beauté de la laideur, ni la propreté de la saleté, ni le vrai du faux. Les yeux qui ne lisent pas sont vitreux. Dans une lettre datée du 28 mai 1969, Armel Guerne écrit à Emil Cioran : « L'humanité contemporaine des nations dites civilisées, en dessous de trente ans, ignore le sourire ou le rire et n'a point de regard dans l'œil. » Certes, il ne s'agit pas de blâmer les jeunes de moins de trente ans, mais la pensée de Guerne sous-entend que les impératifs de la vie ouvrent les yeux des trentenaires sur des réalités dont ils n'étaient pas conscients. La maturité, la vraie, s'acquiert, voire se conquiert dans la douleur. Le même Guerne, qui est le traducteur des Œuvres complètes de Novalis, nous donne à lire en ces termes une superbe pensée du poète allemand : « Les livres sont une génération moderne de l'être historique — mais une génération de très haute importance. Ils sont peut-être venus prendre la place des traditions. » Nous abondons volontiers dans le sens de Novalis. Oui, quand les traditions ne peuvent plus rien pour nous, en ce sens qu'elles n'arrivent plus à nous unir, nous devons chercher autre chose, comme par exemple nous atteler à une culture commune, cette culture inculquée à tous par l'école, par les livres et les valeurs susceptibles d'engendrer de nouvelles traditions. Celles-ci ont déjà fait leurs preuves, puisqu'elles ont uni des hommes et des femmes appartenant à des origines différentes, à des religions différentes, à des langues différentes, à des pays et des continents différents. Ces traditions-là contribuent à l'édification d'une culture universelle, celle d'un civisme universel qui doit être visible dans les cours des lycées, dans les rues des villes, dans les salles de cinéma et sur les plages. Aussi préférons-nous nous user les yeux et le corps entier par la lecture et non par les puanteurs que nous imposent d'aucuns. Lisons donc, relevons ce défi car nous avons tant à gagner et si peu à perdre, à commencer par ce que le poète anglais William Blake défend ainsi : « Si les portes de la perception étaient nettoyées, chaque chose apparaîtrait à l'homme, ainsi qu'elle l'est, infinie. »