Par Khaled GUEZMIR - Le Bourguibisme survivra-t-il à Bourguiba ? Une question que nous posons aux plus optimistes des citoyens attachés à la mémoire du « Zaïm – Arraïs Al Jalil », mais aussi à tous ceux qui pensent que Bourguiba appartient à l'Histoire et que chaque temps a ses propres leaders et ses acteurs politiques ! Au moment où le peuple tunisien libéré de la dictature a de nouveau la possibilité de célébrer la mort de ce combattant et homme d'Etat hors pair, on ne peut oublier le parcours de cet homme né à Monastir un 3 août 1903 d'une famille de la « middle class » de huit enfants. De Sadiki à Paris-Sorbonne, le jeune Bourguiba a bu à toutes les sources des lumières, de Ibn Khaldoun à Montesquieu en passant par Auguste Comte le père du positivisme dont il revendiquait spécialement la pensée. Les citoyens de ma génération ne peuvent oublier ce « petit » homme aux yeux bleu azur et au regard perçant, déclamer avec quelle ferveur « la mort du loup » d'Alfred de Vigny pour dire son stoïcisme et son courage ardent face aux épreuves les plus dures y compris la mort. Bourguiba n'avait pas peur de celle-ci mais redoutait la souffrance et la vieillesse, ce « naufrage » gaullien, qui l'emportera « civilement » un maudit 7 novembre 1987 pour entrer en hibernation politique pendant 23 ans. Ben Ali nous a privés de la voix éclairée de Bourguiba qui a bercé notre enfance et accompagné notre adolescence studieuse. Même les caméras de la lâcheté « violette » de « TV7 » qui s'acharnaient à filmer le Bourguiba handicapé par les affres du temps et les séquelles de plus de 15 ans de prison et autres déportations dans les cachots humides de la colonisation, n'ont pu détruire les souvenirs lumineux du père de la Nation. Je me rappelle de cette petite bande de mômes Sadikiens que nous étions, et qui à l'aube du 1er juin 1955, avait fait le trajet à pied jusqu'à la Goulette pour nous perdre dans la multitude enthousiaste de milliers de Tunisiens venus de toutes les régions, accueillir le héros triomphant de l'indépendance tunisienne, après 75 ans d'occupation ! Bourguiba combinait l'audace du verbe et le courage farouche de dire la vérité au peuple et ce même, à contre-courant des idées reçues. Ceux qui n'ont pas connu cette époque peuvent revenir aux vieilles cartes postales ou à la « Tunisie illustrée » de cette période pour voir dans quel état, était la Tunisie en 1956 ! L'extrême pauvreté, le tribalisme, la démographie galopante, l'analphabétisme tout y était. Vingt ans après et jusqu'en 1975, la Tunisie est devenue le « number one » du monde arabe toutes disciplines confondues. Le Bourguibisme a libéré le peuple tunisien de la misère extrême, scolarisé 95% de nos enfants, libéré la femme, implanté une administration centrale et régionale « nationales » loin du tribalisme, et surtout, modernisé les mentalités avec une grande ouverture sur l'Occident libéral et une diplomatie rayonnante et de compromis. Il reste évident, et nous n'avons aucune gêne à le dire, Bourguiba a été un homme « d'ordre ». Il n'aimait pas les révoltes et les élans insurrectionnels. L'Histoire de la Tunisie lui rappelait les drames sanglants vécus à différentes époques, sous l'instabilité politique, les invasions et les dérives sociales. Par ailleurs il n'a pas pu se débarrasser du culte excessif de la personnalité, encouragé en cela par un environnement servile et affamé d'ambition parmi ses collaborateurs surtout après la mort de ses compagnons d'armes : feu Mongi Slim et Taïeb El M'hiri. C'est vrai aussi qu'il aurait dû quitter le pouvoir à temps et engager les réformes démocratiques. Maintenant la question qui se pose aujourd'hui à nous tous, est la suivante : le Bourguibisme a-t-il un avenir et peut-il survivre à Bourguiba ? Les « Goebbels » de Ben Ali, ont tout fait pour enterrer son héritage culturel et politique sans parler de l'insulte suprême faite au peuple Tunisien, qui a été empêché d'enterrer dignement le grand Bourguiba et de lui rendre un dernier hommage. Mais ce qui peut et doit survivre à Bourguiba c'est cette « manière d'être » tunisien et ce style de « vivre » notre tunisianité avec à notre avis quatre composantes essentielles : 1) L'autorité de l'Etat et un sens développé de la discipline individuelle, collective et sociale; 2) L'intégrité morale et matérielle de tout acteur politique qui veut briguer les postes de commandement; 3) La politique des étapes et la modération en toute chose surtout au niveau idéologique et religieux ; 4) Enfin une diplomatie amicale, active et stratégique avec l'Occident et fraternelle et solidaire avec le monde arabe et musulman. Ceci ne veut pas dire que j'approuve à titre personnel la création d'un « parti Bourguibiste ». Loin de là. Bourguiba est plus grand sans parti. Finalement sa stature dépasse tous ceux qui se réclament de lui en ce moment. Bourguiba aimait dire qu'il était un « Jughurta » (le chef rebelle berbère vaincu par les Romains), qui a réussi ! Je dirai pour ma part que Bourguiba mérite au moins notre reconnaissance émue à l'image de Mustapha Kamel Attaturk en Turquie ! Finalement tous les courants de gauche marxiste ou même de droite islamiste modérée peuvent se réclamer de la culture politique « Bourguiba », mais sans s'identifier à lui nécessairement. Prenons de Bourguiba le meilleur !