Des profanateurs d'un autre genre sont entrés en lice ces derniers temps pour aggraver le triste palmarès des lieux de culte saccagés ou profanés. Avant la révolution bénie du 14 janvier, et même après à vrai dire, d'innombrables mosquées séculaires ont fait l'objet d'actes ignobles de vandalisme résidant soit dans le pillage des arcs de voûtes ou des vieilles pierres descellés pour être écoulés au prix fort à des commanditaires de plus en plus nombreux, installés dans l'île ou ailleurs ( Mosquées Ouelhi à Jâabira, et El Bassi à Oualagh), soit dans la quête illusoire de trésors enfouis ou de matière première , destinée à ces pseudo-guérisseurs, ces voyants, ou ces charlatans imposteurs(les mosquées Sidi Daoued et Mrabet Belgacem à Mezraya, Jamaa El Hara à Ouersighen, et Sidi Jmour), et qui est à chercher le plus souvent à l'intérieur de la salle de prières, sous l'une des colonnes, dans le mihrab, ou même dans une tombe existante supposée être généralement celle du fondateur du lieu. D'autres lieux de culte encore ont fait l'objet d'interventions maladroites entreprises sans consultation préalable des services concernés, et visant à réaménager autrement l'espace, aboutissant inéluctablement à la défiguration du monument. Mais aujourd'hui, émerge à la surface une autre race de profanateurs qui, 23 ans durant, se tenait à l'écart, terrée et recroquevillée sur elle-même, docile, ou même complice, ne daignant même pas pointer le nez. En si peu de temps, comme pour rattraper le temps perdu, ou peut-être pour profiter des circonstances actuelles, somme toute très favorables à toute forme de dérapage, avant que l'étau sécuritaire ne se resserre, cette race d'hommes, brandissant l'étendard du salafisme, a vite fait de faire main basse sur certaines mosquées, en détrônant le personnel en place pour désigner d'autres membres de leur trempe devant en toute évidence prêcher leur thèse. Mais, lundi dernier 25 avril, ils sont allés trop loin en besogne, ces malfrats de mauvais goût, en s'en prenant à la coquette et minuscule mosquée de Sidi Yati à Fahmine, au sud-ouest de l'île, non seulement pour s'en emparer et imposer leur diktat, mais pour la mutiler atrocement, pour la profaner sauvagement, pour lui bafouer sa mémoire. Ils ont tout simplement rasé à la base la tombe de l'illustre érudit qui fut à l'origine de l'existence même de la mosquée, pour ensuite en extirper les ossements dont on n'a plus vent de la destination qui leur a été réservée. Des mains sataniques guidées par des esprits hermétiques et malveillants, prônant le fanatisme à outrance, voyant dans la présence d'une tombe dans l'enceinte de la mosquée une forme d'hérésie qui est de leur devoir de combattre, ont fait disparaître en quelques minutes plus qu'un vestige, un signe, un espace sacré vieux de mille ans, un symbole de la plus ancienne tombe musulmane ibadite à Djerba. Une tombe s'est volatilisée, là où était inhumée la dépouille d'un être humain, là où reposait l'âme d'une figure emblématique qui avait marqué de son empreinte, il y a 1050 ans, l'histoire mouvementée de cette île. Leur forfait achevé, ils ont pris la peine de boucher le trou béant et d'aplanir le tout, comme si de rien n'était. Les sources en possession de l'Assidje ( Association pour la Sauvegarde de l'Ile de Djerba) attestent que la mosquée Sidi Yati, faisant partie de la catégorie des mosquées littorales, fut érigée au IVè siècle de l'hégire ( le 10è de l'ère chrétienne) à la mémoire de Khalaf Ibn Ahmad, chef de file de l'activisme nukkarite, appelé aussi Cheikh Yati El Mistawi, en référence à Mistawa ( ou nukkarites), la branche schismatique de l'ibadisme. Cet illustre érudit était l'oncle maternel d'Abû Miswar qui gagna Djerba en provenance de Jabal Nefoussa en Lybie, après la chute des Rustumides de Tahert, pour y répandre la doctrine wahbite, la deuxième branche pilier de l'ibadisme, et à qui on doit la fondation de Houmt-Souk, l'actuel chef-lieu de l'île. Il est à signaler également que la mosquée a été restaurée en 1995 par l'Assidje, et que d'autres travaux de restauration sont prévus incessamment, au mois de juin, dans le cadre d'un programme global de restauration entrepris par l'INP et incluant certains monuments de l'île. Que faudra-t-il conclure de cette macabre profanation révoltante qui a suscité l'indignation générale ? Que tant que la situation sécuritaire demeurera telle qu'elle est, et que l'état de droit ne sera qu'un vain mot, les fanatiques et les opportunistes de tous bords ne pourront que fleurir, au grand dam du patrimoine et de l'environnement. Que tant que nos hauts responsables au niveau des ministères continuent à faire la sourde oreille à nos doléances, et que les acteurs institutionnels à l'échelle tant régionale que locale continuent à dormir sur leurs lauriers, le pire est encore à venir.