Une démocratie naissante, c'est parfois aussi une foire, un souk à la Boumendil pour les idées bon marché, pour les slogans à deux sous, pour les revendications capricieuses, pour les partis poids-plume, pour les syndicats bas de gamme et les associations fins de série. Cela ressemble quelquefois à une balle de friperies où les marchandises sont de toutes les qualités possibles et imaginables et où il faut fouiller et farfouiller pour tomber sur quelque produit valable. L'après-Révolution en Tunisie rappelle à plusieurs niveaux cet état de fait : inflation de « héros » surfaits et contrefaits, de formations politiques « jetables », de radios et de tabloïds verbeux, de mouvements sociaux sans fin, de mesures hâtives, de discours démagogiques, d'instances de décision controversées, de débats oiseux, de polémiques stériles, de manifestations houleuses et de débordements sécuritaires. Il faut malheureusement s'en accommoder en espérant que cela n'aboutira pas, après les élections d'octobre, à une parodie de République ni à une caricature de démocratie. Il faudra également apprendre à tolérer et à excuser certains comportements sociaux quelque incohérents, fantasques ou farfelus qu'ils puissent paraître. La poupée au niqab L'autre jour par exemple, une dame cherchait chez les marchands du commerce parallèle un jouet pour sa fille qui y tenait comme à un aliment vital. La mère qui était à demi voilée tomba sur une poupée de taille moyenne et décida de l'acheter. Mais elle voulut que le commerçant trouvât de quoi couvrir le corps nu que le jouet représentait. Ne manquant pas d'humour, celui-ci enveloppa la poupée dans un petit sac noir et le lui tendit en ajoutant : « la voilà maintenant emmitouflée dans un hijab intégral ! », et en regardant la dame partir, il jeta un œil furtif et ricaneur sur la tenue très légère de la fillette qui accompagnait sa cliente. Le même jour, une querelle éclata au café entre deux adultes à propos du salut musulman authentique : le premier soutenait que le Prophète Mohammed n'en répétait qu'un, « assalamou alaykom » (« que la paix de Dieu soit sur vous »). Tandis que le second trouvait plus cohérent par exemple de dire bonjour le matin et bonsoir la nuit. Pendant la demi-heure que nous passâmes dans leur voisinage, il ne fut question que de ce sujet surtout qu'un troisième « compagnon » se joignit à la polémique pour soutenir l'adepte d' « assalamou alaykom ». Inventivité tunisienne Alors que ces doctes clients péroraient sur la meilleure façon de saluer en Islam, la télévision du café diffusait des images sur un énième « mouvement de protestation » quelque part au centre-ouest du pays. C'est curieux ce que les mouvements de protestation ont prospéré ces derniers jours. Liberté d'expression et démocratie, dirait l'autre ! Mais là n'est pas notre sujet : nous voudrions parler du nombre impressionnant de formes de contestation que le Tunisien a découvertes, redécouvertes, inventées et exploitées en seulement six mois : cela commença par l'immolation par le feu, la manifestation de rue spontanée et la distribution de tracts, ensuite on passa aux marches, aux rassemblements, aux sit-in, aux grèves (illimitées ou pas), à la grève de la faim, au limogeage pur et simple, au blocage de la circulation sur les routes, autoroutes et chemins de fer, au sabotage, au boycottage, à la séquestration de personnel et de matériel, à l'interdiction de baignades, de projections cinématographiques, de meetings, et tout récemment, à la «waqfa ihtijajiyya » (mouvement de protestation). C'est cela aussi la légendaire inventivité tunisienne. Nous sommes sûrs que l'imagination de nos concitoyens n'est pas près de s'épuiser : ils nous concocteront à coup sûr quelques nouveautés pour Ramadan, pour l'Aïd, pour la rentrée scolaire et pour les élections d'octobre prochain. Tous « révolutionnaires » Parmi les manifestations à la mode justement, il y a lieu de souligner le nombre extravagant de colloques, de séminaires et de journées d'études sur la Révolution : quelle est l'institution qui n'en a pas organisé ? Les politiques, les universitaires et les intellectuels de tous bords nous en ont gavés depuis février dernier. Même les signataires de l'appel à la candidature de Ben Ali aux élections de 2014 ont pris part à ces rencontres. Ils ont même créé leurs clubs respectifs de la Révolution. Après 23 ans de soumission et de résignation quasi-totales, les Tunisiens et plus particulièrement leurs « élites » se sont découvert des statures de « révolutionnaires-nés ». Désormais, on ne parlera plus de « 10 millions de Tunisiens », mais de 10 millions de révolutionnaires qu'on prendra à témoin dans les émissions de téléréalité, dans les débats télévisés sur la politique, la religion, l'économie, la culture et bien entendu le sport. Par ailleurs et si l'on en juge d'après les déclarations enregistrées un peu partout en Tunisie, notre pays compte aussi maintenant 10 millions de démocrates, 10 millions de tolérants, et autant de défenseurs des droits de l'homme, autant de féministes, de patriotes, d'écologistes et de bons citoyens ! Ben Ali aurait prétendu à tout ça s'il n'avait pas choisi de s'enfuir ! Cela ne l'empêcha pas de crier à l'injustice depuis son exil lorsqu'on ouvrit son procès. Il ne manquait plus que lui pour se mettre dans la peau d'un « révolutionnaire » ! Badreddine BEN HENDA daassi [email protected] fethia [email protected] youssef [email protected]