Faut-il recourir à la «moviola» et aux arbitres étrangers ? Il existe une grande ressemblance entre ce qui se passe ces derniers jours à propos des verdicts prononcés contre certaines personnalités de l'ancien régime et les débats houleux suscités sous nos cieux par l'arbitrage dans le sport et plus particulièrement dans les rencontres de football. Avant la Révolution, ce dernier sujet accaparait l'intérêt de millions de Tunisiens dans leurs discussions quotidiennes ou à travers leurs interventions dans certaines émissions sportives diffusées notamment par les chaînes de télévision privées. C'est que, dans ce temps-là, l'arbitrage était le sujet politique par excellence (il l'est un peu moins après le 14 janvier). En commentant les décisions des hommes en noir, ou plutôt en les contestant, les professionnels du sport, les journalistes et l'opinion publique s'attaquaient à un mal terrible qui rongeait plusieurs domaines de la vie publique. On était un peu opposant au régime en place lorsqu'on dénonçait dans les journaux ou à la télé les dérives arbitrales. Les émissions qui soulevaient le problème de l'arbitrage sportif connaissaient un succès sans pareil, et progressivement, elles constituèrent des tribunes d'expression politique biaisée. Aujourd'hui, ce sont d'autres juges en noir qui sont contestés et accusés de corruption. On les soupçonne de prononcer des verdicts très complaisants à l'encontre des hauts responsables traduits devant leur justice jugée peu fiable. Après les différentes manifestations de mécontentement et de colère organisées à Tunis par l'Association des Magistrats Tunisiens et le groupe des 25 avocats, demain, lundi, une grande marche de protestation est prévue à Tunis suite à un appel de la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la Révolution décidée enfin à se prononcer sur la nécessité de réformer la magistrature et la justice. La marche de demain, qui partira du centre-ville et ira jusqu'à la Place Pasteur, saura-t-elle mobiliser plus de gens que les manifestations des juges et des avocats ? Pourquoi ne s'étend-t-elle pas aux autres villes du pays ? Justice de rechange Nous posons la question parce que curieusement, la masse du peuple réagit, à notre avis, trop mollement à la campagne contre la corruption des juges. Cela frise l'indifférence parfois. Il aurait peut-être fallu traduire Slim Chiboub à la place d'Ali Seriati devant les tribunaux pour déclencher plus de passions vindicatives au sein des foules populaires. Alors que celui-ci agissait plutôt dans l'ombre, le premier nommé a toujours été désigné par l'homme de la rue comme une incarnation vivante de la corruption. Ou alors, on aurait pu penser à juger un arbitre célèbre pour ses noirceurs sur les terrains et en dehors des stades. En tout cas, les citoyens ordinaires de chez nous sont plus horripilés par les abus des arbitres sportifs que par ceux des juges des tribunaux. D'autre part, au même moment où se tiennent les procès contre les symboles du régime de Ben Ali, l'attention du Tunisien moyen était déjà détournée par des problèmes qui le touchent directement dans sa vie de tous les jours : pénuries diverses de produits de base, hausse des prix, grèves et menaces de grèves dans le transport commun, gestion du budget de Ramadan. Ajoutez-y le harcèlement quotidien qu'il subit pour aller s'inscrire sur les listes électorales. Le relatif désintérêt public à l'égard des procès intentés contre les hommes (et les femmes) de l'ancien régime s'explique entre autres par ce tourbillon de préoccupations diverses au milieu duquel le Tunisien ne sait plus où tourner de la tête. On cherche à le désengager progressivement de la chose publique, à le déconcentrer, à l'aseptiser au point de l'amener à une espèce de neutralité, de démission, ou plutôt de capitulation : il doit finir par être convaincu que la politique ce n'est pas son truc ; que la transition démocratique n'est pas son affaire ; qu'il ne pige rien aux lois et, plus grave encore, qu'il est exclu du deuxième acte de la révolution. La marche de protestation de demain s'inscrit peut-être dans une sorte de retour au « tribunal » de la rue (qui a fait ses preuves après le 14 janvier) pour se fier à son jugement et pour ramener le citoyen ordinaire au cœur de l'un des dossiers cruciaux de l'après-révolution, à savoir la réforme de la justice ! A la limite, nous dirions que la mobilisation à la campagne contre la corruption des magistrats et en faveur de l'indépendance de la justice revêt la même importance que celle qu'on mène pour l'inscription aux élections de la Constituante. Démocratie ne signifie-t-elle pas « pouvoir du peuple » ? Si ce dernier réclame des cartons rouges pour sanctionner les hommes de l'ancien régime, nos « arbitres » du Tribunal de Tunis ne doivent pas se contenter de cartons jaunes à leur égard. Les résultats truqués, il en a marre ! Ou alors, il faut le convaincre, « moviola » juridique à l'appui, que les peines infligées sont équitables et conformes à la loi. Sans cette «moviola», le Tunisien n'accordera plus sa confiance à la justice tunisienne et exigera des «arbitres» étrangers !