Am Jalloul vient de perdre Faffani sa chère épouse qu'il pleure encore chaudement. L'autre dimanche, ils sont allés voter. C'est leur fille aînée Néjiba qui les a emmenés dans sa voiture au bureau de vote et qui les a ramenés ensuite chez eux. « Mais ! Vous vous rendez compte de ce que vous avez fait ! A votre âge, on ne vote pas pour un parti libéral dont la plupart des adhérents sont athées et ont des mœurs dissolues, eux et leurs enfants ! Et toi, Faffani, à ta place j'aurai honte de sortir sans foulard sur la tête et avec cette jupe courte qui montre le haut de tes jambes. Non franchement, vous me surprenez ! Mes frères et moi, nos maris et nos femmes, nous avons consenti beaucoup de sacrifices pour que vous couliez cette retraite douce que tous les parents de votre âge et de votre condition vous envient ! Quelle idée de voter pour les ennemis de Dieu ! Et quoi encore, papa, pourquoi ne pas reprendre tes vieilles habitudes de buveur et de coureur ! Il ne manquait plus que ça ou alors que tu te fasses du jour au lendemain chrétien ou juif ! Je n'arrive pas à comprendre comment deux musulmans comme vous, qui ont visité la Mecque deux ou trois fois puissent ainsi supporter des mécréants et trahir le parti de Dieu. Vous savez, notre prophète dit dans l'un des ses hadiths…, j'ai également entendu l'imam de la mosquée qui disait… Notre Maître Omar exhortait toujours les fidèles en leur disant…, dans le Coran aussi, il y a tant de versets où Dieu nous recommande de…, » Pendant tout le temps qu'elle les grondait, Am Jalloul et Faffani regardaient par les vitres. Les rues de Tunis leur manquaient. Plusieurs fois, ils avaient demandé à l'un de leurs enfants de les sortir se promener. Ils en avaient sept : quatre garçons et trois filles. Tous avaient leurs voitures et du temps pour, de temps à autre, promener leurs parents. Le plus souvent, ils alléguaient quelque empêchement et ne revenaient qu'après plusieurs jours. Ils choisissaient alors un jour de pluie ou de forte chaleur pour se rendre chez Jalloul et Faffani. Leurs épouses et leurs enfants les accompagnaient, il n'y avait donc pas assez de place dans la voiture pour prendre plus de monde. Et puis le travail, le ramassage des petits, les courses…Ah oui ! Les courses ! Il leur arrive en effet de prendre papa et maman dans un super marché des environs de la capitale. Très vite, la bousculade qui y règne régulièrement, le boucan que la foule d'acheteurs et de badauds y provoque, les multiples escaliers (mécaniques ou pas) qu'il faut monter et ces étalages à perte de vue, tout cela finit toujours par énerver ou par épuiser Am Jalloul et Faffani qui, alors, demandent à rentrer ou à revenir dans la voiture. Des fois, on les abandonne pour plus d'une heure à la table d'une cafétéria de la surface. On leur y propose des canettes de boissons gazeuses qu'ils ont du mal à ouvrir, des glaces insipides, sinon trop sucrées et trop grasses, des crêpes fades, des pizzas dégoulinantes de tomates en conserve et de fromages salés, des gâteaux menus mais extrêmement chers. Jamais de café turc authentique ; pas de vrai thé vert à la menthe ; guère de coca en bouteille ! Alors, ils prennent de l'eau minérale. Une bouteille d'un litre et demi qu'ils n'arrivent jamais à terminer, et lorsqu'ils veulent l'emporter en rentrant, leurs enfants ou plutôt leurs belles-filles leur crient après : « vous voulez nous faire un scandale ou quoi ? Ce n'est pas l'eau minérale qui manque chez vous ! Quelle honte ! Je me demande si ce genre de lieux modernes sont faits pour les gens de votre âge et de votre caractère !» C'était vrai ! Am Jalloul et Faffani auraient bien aimé se rendre au Belvédère, sur l'Avenue Habib Bourguiba, dans la vieille Médina comme les touristes, à la Goulette, à La Marsa ou à Sidi Bou-Saïd, dans les coins d'antan où ils rencontraient les amis. Des familles entières s'y rendaient pour déguster des boissons et des mets traditionnels préparés, assaisonnés et servis à l'ancienne. Ils auraient voulu aller voir un film ou une pièce de théâtre ou même un bon gala musical. -« Voter pour un parti de gauche vendu aux Américains et aux Français ! Incroyable ! Non mais c'est une blague. Je vous connais, farceurs que vous êtes ! Dites que vous avez voté comme moi, pour le Parti de Dieu ! Allez, trêve de plaisanteries ! C'est ça ! C'est ça ! Faites les sourds et continuez à regarder dehors ! Vous savez quoi ! S'il s'avère que vous avez voté pour les mécréants, moi personnellement, je vous en voudrais à mort et peut-être même que je déciderais certaines choses qui ne vous feront pas du tout plaisir, croyez-moi ! Vos autres enfants aussi, je suppose, suivront mon exemple ! Non ! Il y a des limites à l'amour filial !... Ils continuent de me narguer, les vieux ! Eh ! Vous m'entendez au moins ! Sérieusement, vous avez voté comme votre fille aînée chérie, n'est-ce pas ?... Pas possible ! Je vais finir par vous déposer n'importe où si vous continuez à m'ignorer ! Non, je déconne ! Mais pour vous dire la vérité, cela me fait mal au cœur d'imaginer le châtiment qui vous attend au Ciel à cause de ce vote !... Bon, cela vous est indifférent ! Et toi Faffani, cette jeune fille entièrement voilée qui te fait sourire, sa vue devrait te donner plutôt à réfléchir, à toi qui, reconnais-le, ne fus pas un exemple de vertu et de rectitude ta vie durant!... Vous m'énervez à la fin ! Pourquoi les Islamistes ne vous plaisent pas, hein ? C'est mieux d'être gouvernés par des impies ?... Vous me narguez toujours ? C'est bon ! Je ne dirai plus rien ! Mais attendez-vous à ce que vous diront vos autres enfants, ce soir ou demain ou après-demain ! Et vos petits-enfants ! Ils ne vous pardonneront pas de les avoir trahis ! Quand je pense que mes deux filles, mes neveux et mes nièces ont voté comme moi, j'enrage de vous entendre dire que vous avez voté à gauche ! Mais ça va pas ou quoi ? La Gauche, ça a toujours été le camp de Satan ! C'est ce qu'on nous a toujours dit ! Vous-mêmes, vous nous interdisiez de manger avec la main gauche ! N'est-ce pas que la baraka récompense les gens droitiers et rangés à droite! Réponds Jalloul !... Mais, vous me rendez folle !» «Tourne à gauche, ma fille, nous sommes arrivés !
